en compagnie d’Anne Bogart

Dans le cadre du dispositif Pas-à-pas, la metteuse en scène Anne Bogart, co-directrice artistique de la SITI Company à New York, a accepté de mener une correspondance sur l’ensemble de la saison qui puisse être rendue publique et qui réponde à des questions rencontrées au long de la recherche.

4. Manifeste

Comment rendre le processus de création davantage vivant ?

La seule manière de mettre de la vie dans le processus de création, c’est de mettre plus de vie dans sa propre vie.

As-tu déjà pensé à écrire un manifeste pour ta création ? Pourquoi ou pourquoi pas ?

Chaque fois que j’écris sur mon blog, je pense à cela comme à un manifeste. Écrire m’aide à reste honnête et en mouvement.

Comment lies-tu vision du monde et vision de l’art ?

J’essaie d’être honnête avec la façon dont ma pensée change chaque jour. J’essaie de décrire ce que j’apprends et comment ce que j’apprends et vis me change.

Y a-t-il des penseurs qui aient influencé ta manière de créer ? Est-ce qu’Antonin Artaud a eu une influence sur toi ?

Antonin Artaud a eu une influence importante sur moi, bien sûr. Ses théories, pas ses pièces. Il m’a obligé à agrandir ma définition de ce que ça veut dire être humain. D’autres m’ont influencé : Bertolt Brecht, Paul Woodruff, Susan Sontag,John Dewey, Jaron Lanier, Rebecca Solnit, Judith Butler.

Penses-tu qu’il y a des choses qu’il faille assumer comme principes du processus de création, dans la manière dont nous utilisons les formes de représentation ?

J’essaie de ne jamais présumer de rien. Présumer, c’est mourir.

Quels sont tes liens avec l’histoire de la performance (par exemple, John Cage, Andy Wrhol, le Living Theatre) ?

J’ai étudié avec autant de sérieux possible, notamment John Cage, Andy Warhol et le Living Theater. J’ai créé des pièces à propos de John Cage et Andy Warhol (mais pas le Living Theater) mais aussi Gertrude Stein, Bob Wilson, Joseph Cornell, Virginia Woolf, Marshall McLuhan, Orson Welles et d’autres.

Comment ressens-tu la manière dont l’art est fait aujourd’hui ?

Je m’intéresse à ce que les gens pensent et comment ils réfléchissent le champ de l’art aujourd’hui.

Changerais-tu des choses à ce sujet ?

Non. Je suis intéressée. Fascinée. Curieuse.

Comment conçois-tu la relation entre le public et les artistes ?

Le public est l’arbitre final et l’ingrédient le plus important. L’art c’est l’expérience du public.

Comment ouvrir des espaces où chacun se sente libre de participer au processus de création ?

Écouter attentivement et respecter ceux qui sont présents dans la pièce.

3. Raconter une histoire

Que penses-tu de la différence entre réalité et fiction ?

Le langage du théâtre est expressif et métaphorique plutôt que « réel » et pour moi, le meilleur théâtre est fiction. Mais la fiction guide vers ce qui est vrai.

Ressens-tu toujours le besoin d’utiliser la fiction pour travailler sur un sujet ?

Absolument.

Comment racontes-tu une histoire, par quoi commencer ?

Je commence par « Il était une fois » ou mieux, je commence par « L’appel de l’aventure », tiré de la théorie du mythe unique de Joseph Campbell.

Est-ce fondamental pour toi d’essayer de raconter une histoire, de traverser un mythe, de présenter une sorte d’allégorie ?

Cela dépend des besoins spécifiques du projet.

Es-tu aussi sensible à ce que le théâtre européen appelle le théâtre post-dramatique ?

J’ai évidemment lu le livre sur le théâtre post-dramatique de Hans-Thies Lehmann mais je dois dire que je ne mise pas trop sur ces théories. Tu as raison, elles sont très européennes.

Quelle est ta relation à la réalité ? Ressens-tu notre monde comme la réalité ? Ou la réalité est-elle ce que tu crées sur le plateau ? Quelle est ton opinion sur la question de la vérité ?

Je crois que la réalité est relative. Je vis suivant notion de mécanique quantique qui dit que « celui qui observe crée la réalité ». Ainsi je ne pense pas que la vision singulière d’un monde est une réalité définitive. J’essaie d’être aussi « réelle » que je peux avec ce que je mets sur le plateau mais je comprends également que tout théâtre est métaphorique et que les moments du plateau contiennent une certaine vérité dans les limites de ce langage métaphorique.

J’ai le sentiment que de plus en plus nous perdons le contact avec le pouvoir de la fiction, de la mythologie, et que nous ressentons toujours le besoin de définir les choses comme vraies ou fausses. Y a-t-il un enjeu politique derrière cela ? Quel devrait être le rôle du théâtre ? De rendre visible la vérité ? De construire la « fausseté » du plateau ? D’aller au-delà et de travailler sur les perceptions, les croyances ?  

Les enjeux politiques autour de la disparition de la fiction sont en étroit lien avec la technologie et les entreprises. Nous voyons le monde en parties séparées de plus en plus petites comme dans les réseaux sociaux et les médias en général, et tout cela nous prive du « frisson de la fiction ». L’un des rôles du théâtre est de retrouver une attention dans la durée. Et cela est radical dans notre monde. Et politique !

En tant qu’artiste, est-ce que tu essaies de créer une pièce vraie pour toi ou pour le monde ?

Pour moi. Mais j’étudie toujours le monde.

Qu’est-ce que cela signifie pour toi d’inventer quelque chose ?

Je ne pense pas que j’invente quelque chose, plutôt que je fais de nouvelles constructions à partir d’influences du passé.

2. Règles de travail

Nous sommes à une époque où de nombreux conflits et débats émergent de la manière dont les metteurs en scène et les performers en général gèrent le processus de création, de la manière dont nous interagissons dans la création d’un spectacle ou d’une pièce, de la manière dont nous nous définissons hiérarchiquement par exemple. Est-ce quelque chose à quoi tu réfléchis en ce moment ? 

J’ai toujours réfléchi au processus de création et au collectif. Je crois que notre travail est de mettre en forme un modèle de société idéale en salle de répétition ; créer une maquette pour le monde dans lequel nous voulons vivre.

As-tu des principes fondateurs dans le travail, au sujet de l’atmosphère, de la façon dont les gens se comportent en répétitions, sans lesquels il est impossible de travailler ? As-tu des « règles » ?

Règles : Commencer et terminer à l’heure, tout le monde doit se respecter et écouter avec tout son corps. Un espace propre est essentiel. Une attention claire et dégagée est requise pour tous.

Réfléchis-tu à la morale et à la politique dans une salle de répétition ?

Oui. Je crois que la salle de répétition doit créer le système social que l’on souhaite proposer au monde. C’est une activité profondément politique et morale.

Peux-tu expliquer ton rapport à l’expression « instruction civique » ? Est-ce quelque chose qui a changé ta manière de travailler ? 

Je crois que l’instruction civique c’est ce qui se produit entre les gens plutôt qu’à l’intérieur des gens. J’ai toujours fait attention à cette notion.

Que tolères-tu de la part des gens avec qui tu travailles ? Quelles émotions, quels comportements ?

J’essaie d’être patient avec ce que les gens apportent en salle de répétition. Mais j’espère toujours du respect et de la retenue.

As-tu déjà connu un très grave conflit dans le processus de création ? Comment l’as-tu résolu ?  

Tous les jours il y a des conflits. J’essaie de dire la vérité dans ces moments-là et d’agir de manière décisive.

Est-ce que l’art est une question morale pour toi ?

Oui. Morale et spirituelle.

Qu’est-ce qui n’est pas autorisé en salle de répétition ? 

Le manque de respect.

Quelle est ton opinion sur cette citation de la préface au Portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde : « Il n’y a pas de livre moral ou immoral. Un livre est bien écrit ou mal écrit. C’est tout. » Appliquerais-tu cela au théâtre ?

Je ne peux m’empêcher de penser qu’il y a du bon et du mauvais théâtre. Ou peut-être est-ce une question de goût. Le mauvais théâtre est celui que j’oublie immédiatement. Le bon théâtre crée des souvenirs à l’intérieur.

Pour poursuivre, tu as mis en scène Les Bacchantes. Quel est ton rapport à la force dionysiaque du théâtre ?

J’essaie de me connecter aux pulsions dionysiaques à l’intérieur de moi pour les appliquer au théâtre.

La violence fait-elle partie de la représentation ? Du désir ? De l’art ?

Toujours !

1. Attentes

« Au début chaque artiste sait que le plateau vide est la mer ouverte des possibilités et c’est en cela que consiste aussi la terreur de la scène. » Roméo Castellucci

Tu es en train de mettre en scène Les Bacchantes d’Euripide, une pièce qui s’achève par cette phrase : « ce que nous attendons n’arrive pas ». Comment cette phrase te parle-t-elle ?

En ce moment je consacre ma vie à essayer de m’organiser autour de cette idée « ce que nous attendons n’arrive pas ». Je me rends compte en vieillissant que je contrôle très peu de choses de ce qui arrive. Et c’est bien. L’art de vivre est un art de l’adaptation à ce qui arrive vraiment plutôt qu’à ce qui arrive dans mon esprit.

Y a-t-il un point de départ au processus de création et quel est ce point de départ pour toi ? Comment décides-tu, si tu le décides, de travailler sur une pièce ou un projet ? Quelle est alors la première chose que tu essaies de faire dans ton approche ? 

Le point de départ d’un projet pour moi c’est un « frisson de corps » manifeste. Quand je réfléchis à l’idée d’un nouveau projet ou d’une pièce ou d’un opéra, le simple fait d’y penser doit me donner des frissons très puissants. Mon corps est un baromètre et mon corps me dira si j’aurai l’énergie et la discipline pour endurer les nécessaires années de recherche, de collecte de fonds et d’organisation requises pour la réalisation réussie d’un nouveau projet.

La pièce doit poser une question très pertinente que je désire creuser dans le temps.

Je commence par des recherches très ouvertes et des pensées libres. Réfléchir par association d’idées autour du sujet de la pièce est fondamental pour développer une approche efficace de la pièce.

Ensuite, qu’est-ce que tu organises et qu’est-ce que tu essaies de ne pas organiser ? Qu’est-ce qui doit rester inconnu ou inattendu ? Comment utilises-tu cette tension entre l’inconnu et le connu dans le processus de création ? C’est-à-dire, de manière très concrète, quand tu commences à répéter, qu’est-ce qui est prévu dans une journée et qu’est-ce qui ne l’est pas ?

De manière très concrète, je développe deux longues listes : 1. Ce que je sais. 2. Ce que je ne sais pas.

J’apporte ces listes aux autres créateurs à la première répétition.

Tu as absolument raison, c’est important qu’il y ait les deux. J’essaie de maintenir un équilibre entre ce que je connais et ce que je ne connais pas. Mais il faut aussi qu’il y ait des intuitions.

Je prépare très méticuleusement chaque répétition. Mais toute l’organisation est ce qui me permet de NE PAS suivre le plan quand des choses se produisent en répétition. Toute l’organisation et la recherche me donnent le droit d’entrer dans la salle de répétition. Rien de plus. Ce qui se produit ensuite, c’est de l’alchimie.

Est-ce que la définition d’une pièce réussie pour toi c’est une pièce qui a répondu à tes attentes ou une pièce qui n’a pas répondu à tes attentes ? Et ensuite peut-être, comment composes-tu avec les attentes des autres membres de l’équipe artistique ?

C’est réussi quand toutes mes attentes ne sont que la rampe de lancement pour ce qui advient en salle de répétition. Je veux des surprises et du ravissement. Je crois que les autres membres de l’équipe artistique vivent cela de la même façon. Nous travaillons tous beaucoup en amont afin d’être suffisamment en confiance pour emprunter les nouvelles routes qui s’ouvrent à nous.

Et aussi, si ce qui arrive dans une pièce n’est pas ce que tu attendais, alors, qu’est-ce, cette chose qui arrive (pardon pour la tournure à la française !) ?

Si ce qui arrive n’est pas ce que j’attendais, alors il n’y a aucun moyen de te dire ce qui arrivera. Ce que j’espère : du bon théâtre. Des solutions théâtrales. Des instants qui semblent vrais.

courtesy La Biennale di Venezia photo by Andrea Avezzù