carnet de bord

12.03.19
X. Désirer – maîtrise et abandon

Lorsqu’en mars 2018, je me suis lancé dans l’écriture de ce qui s’appelle aujourd’hui PORNO (zone -XII-), texte publié dans le numéro 31 de la revue FRICTIONS, et qui a pris la forme d’un poème en alexandrins, j’étais face à un mur. Je voulais interroger le désir, l’absence de désir aussi, la violence du désir, dans un monde occidental en proie à des prises de parole et à des remises en question bouleversantes. Il a fallu d’abord écrire, comme un journal de bord, sur l’impuissance, sur l’impossibilité d’écrire, afin d’aller, petit à petit et pour la première fois, à la rencontre d’une forme : l’alexandrin. C’est cette règle absolue des douze syllabes qui m’a permis d’accorder une attention sans borne à chaque mot, à sa signification, à sa métrique, à sa mise en liaison rythmique et sonore avec les autres mots du poème. C’est ce cadre absolu qui m’a donné la force de faire attention, de prendre soin, et de me diriger, je l’espère, vers une autre manière de créer, de diriger ; une manière qui mette en crise la posture du metteur en scène tout puissant et qui laisse aussi une place plus grande, plus ouverte, aux interprètes qui joueront, je pourrais écrire chanteront, ce texte le 30 mars prochain.

Dans l’édition de La Pléiade des Oeuvres complètes d’Arthur Rimbaud, le premier poème est en latin. À quinze ans, il obtient huit premiers prix à l’issue de l’année scolaire : excellence, narration latine, vers latins, version latine, version grecque, histoire et géographie, récitation, et deux concours académiques. Pour inventer, encore faut-il maîtriser, semble-t-il nous dire à distance. Lui-même abandonnera progressivement l’alexandrin, développant, amplifiant la poésie en prose, lui préparant une postérité dont le vingtième-siècle saura se souvenir. À vingt-et-un ans, fini les poèmes, « sa journée est faite », il quitte l’Europe. Lui qui disait vouloir changer la vie change tout à coup la sienne.

Ce que le désir nous conduit à faire est peut-être ce que l’existence offre de plus vivant. En recherche sur la situation de l’Union Européenne, Mélodie et moi étions il y a quelques jours dans la ville de Luxembourg. Comme souvent dans notre processus, pas de structure pré-établie, mais une curiosité vivifiée qui puisse nous conduire là où naturellement nous n’irions pas. Se préoccuper de la question européenne au Luxembourg, cela nous amena de fil en aiguille à assister à un débat entre représentants et députés européens des principales forces politiques luxembourgeoises autour de la question : Quelle direction pour l’Europe de demain ? On s’y déchira principalement sur la question du Venezuela et des gilets jaunes français. Ce fut la tentative d’un nationaliste luxembourgeois de parler luxembourgeois plutôt que français, par patriotisme et refus de l’Europe, qui déclencha les huées de l’audience. Le texte PORNO (zone -XII-), s’intéressant au désir, se mit lui aussi, en juin 2018, à parler d’Europe.

Les interprètes du spectacle, pour nourrir nos réflexions, se sont lancés dans la réalisation gratuite et instinctive d’un « journal du désir » composé de photos, de vidéos, de textes, de sons. C’est ainsi qu’a surgi cet entretien de la poète française, né en Algérie, Jeanne Benameur (que l’on peut écouter ici), et particulièrement, pour moi, cette phrase : « notre seule vaillance c’est accepter de ne pas rester intact ». Ce risque irréparable, celui dont elle parle, c’est celui de la peau, dont Valéry disait qu’elle est ce qu’il y a de plus profond, et qui est sempiternellement en contact avec le monde, c’est-à-dire toucher par lui, atteinte en quelque sorte, blessée et enveloppée. Dans ce qui est, pour moi, son poème le plus percutant, Rimbaud écrit : « Quand nous avions laissé dans cette terre noire / Un peu de notre chair… nous avions un pourboire ». Et peut-être dit-il la même chose que Jeanne Benameur.

Je pense souvent à Artaud. Au spectacle qu’Angelica Liddell lui consacre (dont j’ai fait une critique ici au numéro XL). À Emily Dickinson aussi, à ce vers bouleversant : « This is my letter to the World, / That never wrote to me,– « . Je veux dire, à ces êtres, poètes ou non, dont l’existence est un désir sans cesse contraint, sans cesse élancé dans une course contre la montre : les neufs années d’Artaud en asile d’aliénés, l’enfermement de Dickinson pendant la plus grande partie de sa vie, la jambe coupée de Rimbaud ; ces morceaux de chair qu’ils ont laissés au monde. Comment ne pas penser aux mutilés des villes de France ? Où est leur pourboire ? N’est-ce pas pour eux que Dickinson, Rimbaud, Artaud, Liddell, Benameur ont écrit ?

03.02.19
IX. Organiser – création collective et tyrannie

Cette semaine, Mélodie et moi participions, en compagnie de Dimitri Vazemsky et de Thaïs Weishaupt, au laboratoire performatif proposé par Annabelle Chambon, Cédric Charron et Jean-Emmanuel Belot, intitulé Sit On It (Exercice pour exorciser la tyrannie). Pendant cinq jours, pour tous les sept, il s’agissait de construire ou de déconstruire une création dont nous allions offrir une monstration le sixième jour. Ce qui aurait pu prendre les allures d’un stage, d’une formation, ou d’une mise en scène, s’est très rapidement transformé en une élaboration collective dont la forme et le fond s’accordaient sur une chose : comment échapper à la tyrannie, aux différentes formes de la tyrannie.

En juillet 2016, je participais à un stage donné par Anne Bogart, sur la technique des viewpoints, dans le cadre de la Biennale de Théâtre de Venise. Focalisant le travail de l’interprète sur l’écoute des autres, l’improvisation, la composition en temps réel, la metteure en scène américaine insista : ce qui se produit sur le plateau doit proposer le monde que nous voulons. Toute représentation, performance, création reflétant profondément la manière dont le processus de création s’est passé, la manière dont les gens entre eux sont parvenus à se parler et à s’écouter, nous étions invités à développer consciencieusement une générosité envers l’ensemble des partenaires. Grâce à la pédagogie remarquable d’Anne Bogart, plus de deux ans après, je suis encore en contact avec certains participants, avec elle. L’échange continue hors du processus de création.

Je pourrais faire la liste des interprètes, des metteur.es en scène que j’ai entendus avec force et appui blâmer frontalement, publiquement, tel ou tel de leur partenaire lors du processus de création, et elle serait longue. Comme nombre d’artistes, j’ai vu des gens en larmes à cause d’une remarque blessante, des gens quitter des processus de création à cause d’une attitude malsaine, d’un dénigrement, d’une humiliation. J’ai peut-être moi-même reproduit ce schéma, je l’ai à coup sûr subi. J’ai vu, encore très récemment, de très jeunes artistes, à peine sortis de leur formation, brisés par la méchanceté d’une remarque venant d’un artiste admiré. Le pouvoir de celui qui dirige, plus encore quand il est aimé, est incommensurable, dangereux, délicat.

Cette semaine, nous avons expérimenté de traiter à armes égales, de discuter longuement si nécessaire, de pratiquer ensemble, de chercher ensemble, de regarder et de donner notre avis à tour de rôle. Il n’y a là aucune utopie ou solution miracle. Simplement tout processus de création qui ne s’occupe pas uniquement de son produit mais qui prend également en charge une réflexion sur la manière dont il se déroule, sur le degré d’humanité ou d’inhumanité qui se manifeste au sein de la salle de répétition — pour tous ceux qui le vivent — c’est déjà un bonheur, c’est déjà « faire de l’art ». Il n’y a pas eu une heure du processus où nous n’avons pas ri, plaisanté, inventé, où nous nous sommes prêtés au jeu du grotesque et de l’absurde. Notre support était pourtant la sacrosainte pièce de Shakespeare : Hamlet.

Nous n’avions pas de pression quant au résultat de nos recherches. Ce que nous avons présenté le samedi, aucun d’entre nous ne saurait dire exactement ce que c’est, si même cela est, ou si cela nous convient ou nous plaît. C’est aux spectateurs de se prononcer et de nous aider pour pouvoir continuer.  Notre engagement était complet, notre amitié véritable, notre partage sincère, notre exigence intelligente, et notre pratique attentive. N’est-ce pas déjà cela le meilleur moyen d’exorciser la tyrannie ?

Merci Mélodie.
Merci Annabelle.
Merci Thaïs
Merci Cédric.
Merci Jean-Emmanuel.
Merci Dimitri.

13.01.19
VIII. Regarder – comment pensent les forêts

Je suis ici, et il n’y a rien à dire. 
Ce dont nous avons besoin, c’est du silence ;
mais ce dont le silence a besoin, c’est que je continue à parler. 
Je n’ai rien à dire et je le dis et c’est là la poésie comme il m’en faut.
John Cage, Conférence sur rien

Dans son livre Comment pensent les forêts, l’anthropologue Eduardo Kohn rapporte la manière dont certains peuples d’Amazonie vivent en dialogue avec l’environnement qu’ils habitent. Comme John Cage, c’est aux formes qu’il accorde le plus d’importance. Ces formes, dit-il, sont les signes de présence de la vie à l’intérieur des choses. Ainsi, naturellement, certains arbres en bord de fleuve développent des racines qui roulent jusque dans l’eau, parce la vie pousse l’habitude à prendre forme. Ainsi, certains peuples d’Amazonie, comme les habitants d’Avila, sont capables sans aucun outil scientifique de prévoir la sortie annuelle de fourmis ailées (dont ils se nourrissent car très protéinées) simplement parce qu’ils sont sensibles aux formes et aux changements de formes développés dans la forêt amazonienne.

Lorsque nous avons commencé à envisager CRU, il est apparu assez rapidement que rien ne devait être figé, justement parce que la question de la forme allait énormément nous occuper. Justement parce qu’il y a dans cette recherche, dans cette tentative, qui se maintient le plus possible en dehors du productible et du reproductible, une accumulation de problèmes, de difficultés, de questions, d’erreurs qu’il fallait affronter, et non fuir. Antonin Artaud est venu à notre secours, il nous a donné un courage immense pour retourner le canon contre notre propre poitrine et fusiller une à une toutes les idées reçues qui surgissaient.

Hier, T., que je ne connaissais que depuis quelques jours grâce à Artaud et que je n’avais jamais rencontré, est venu nous voir de Paris. Il disait l’étrange traversée qui fut la sienne de basculer d’une explosion et d’un mouvement qui envahit les rues tous les samedis à notre espace où, lui semblait-il, quelque chose résonnait sur le pouvoir et le poids de la liberté. E., qui a partagé l’espace avec nous hier, alors que je ne la connais qu’à peine, disait l’étrange force visionnaire de notre court-métrage après l’avoir vu pour la première fois. Hier encore, et avant-hier, des inconnus, des connus, sont passés, restés longtemps, très longtemps, ou peu de temps, et il est impossible de trouver les mots pour dire ce que nous avons faits ensemble.

Dans Qu’est-ce que l’acte de création ?, Giorgio Agamben définit la poésie ainsi : « une opération dans le langage, qui désactive et désoeuvre les fonctions communicatives et informatives pour les ouvrir à un nouvel usage possible ». Les habitants d’Avila disent qu’il faut dormir sur le dos car si un jaguar vient à passer, il faut qu’il puisse nous regarder et voir qu’il peut être regardé en retour. Sinon, il pensera que nous sommes une proie et que nous pouvons être dévoré. Comment se donner à voir sans être une proie ? Voilà peut-être une tâche essentielle pour qui cherche à créer et qui nécessite justement de s’enfoncer dans cette « forêt sauvage, impénétrable et drue » dont Dante dit qu’elle est « difficile à peindre avec des mots ».

P.S : Jusqu’à ce matin, je ne comprenais pas ce qu’Antonin Artaud voulait dire quand il dit que le langage de la scène doit avoir la même force que celui des rêves. Je crois maintenant saisir. Car, hier soir, au moment de se coucher, et ce matin, au réveil, il n’y avait plus de frontières. CRU était dans mon corps, dans mon esprit, dans mes souvenirs, dans mes rêves et cauchemars. Point 9 du manifeste : cela ne finit pas.

 

08.12.18
VII. Manifester – tentative de duo avec le réel

Fais de l’art révolutionnaire, mais de l’art,
ne porte pas la révolution dans la vie, ou on t’assassine.
Antonin Artaud

Troisième volet du workshop Travail & Poëzie mené par L’amicale de production, je visitais hier avec un groupe d’artistes, créateurs, producteurs différents lieux de coworking à Lille. Nous étions invités à percevoir l’ensemble de cette journée du point de vue du futur, à regarder le réel comme déjà révolu, comme presque disparu, à comprendre les mécanismes et le fonctionnement d’une époque passée.

Au dernier étage de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Lille, une terrasse — on dit un rooftop — avec une vue surplombant la ville, qui transforme Notre-Dame de la Treille en Notre-Dame, n’est accessible qu’à un club de privilégiés : ceux qui s’inscrivent à Now Working, une entreprise privée de coworking. Sur trois étages à l’intérieur du bâtiment, une cuisine, un bar, des cabines individuelles pour téléphoner, des bureaux pour cinq personnes à 3800 euros le mois. Je croyais jusque là que la pauvreté, la misère, c’était cela que l’on cherchait à cacher dans une ville, je découvre ici 3200 m2 de privilégiés réfugiés dans un bunker de luxe, protégés, choyés, au calme.

En sortant, je guide le groupe vers le métro, je voulais les faire passer par la Vieillle Bourse ; fermée. Nous empruntons la rue des 7 Agaches. Une compagnie de CRS arrive en face de nous. Elle traverse la place du Théâtre et vient se positionner à l’extrémité. On avance. Sur la Grand Place, un groupe de cent cinquante jeunes, serrés entre la Grande Roue et le Théâtre du Nord, probablement des lycéens, voire quelques collégiens. La rue Neuve est barrée, une autre compagnie de CRS. Les passants s’arrêtent par dizaine, filment, attendent, observent. Un coup de sifflet, les CRS avancent et repoussent les jeunes vers la Place du Théâtre. Ils sont bientôt adossés à l’Opéra, en haut des escaliers, face aux CRS et à la BAC. Ils crient quelques slogans.

Il y a dix ans, une après-midi, en réaction à la loi CPE, un petit groupe de lycéens avait voté, au Lycée Faidherbe à Lille, l’occupation des locaux. J’étais en classe préparatoire, nous avions relayé et soutenu la démarche auprès de nos camarades. Les hypokhâgneux avaient en grande partie rejoint l’initiative, malgré les tentatives d’intimidation de certains professeurs. Le soir, nous étions allés dans la salle d’études du bâtiment principal, pas question d’en partir. Le proviseur était venu nous dissuader. On avait appelé nos parents pour qu’ils nous sermonnent. Les miens m’avaient demandé si j’avais besoin d’un duvet. La nuit, à trois heures du matin, on avait commencé à dresser des barricades aux différentes entrées.

Lundi dernier, parlant avec E. de ses débuts, Mélodie et moi avons reçu comme réponse : « il faut occuper les lieux ».

J’ai quitté le groupe du workshop. Au milieu de la Grand Place, je me suis mis à suivre les CRS. Jusqu’à la rue Faidherbe, jusqu’à la Gare Lille Flandres dont on commençait à cadenasser les portes, jusqu’à Euralille, et puis je suis parti. J’ai retrouvé le groupe pour le repas du midi à la Maison Folie de Wazemmes.

Un matin, au Lycée Faidherbe, on a vu arriver des camions de CRS. Ils se sont positionnés devant l’entrée principale complètement barricadée. Ce n’est pas pareil de les voir de dos ou de face. Je me souviens d’une rangée de soldats, de leurs casques, de leurs boucliers, de gaz lacrimogènes. On n’a pas cherché à résister. Le blocage a été levé. Le gouvernement n’a pas tardé à renoncer à sa réforme. Deux ans après, au Lycée Faidherbe, ils ont refait tout le système de clôture de l’établissement. Les grilles font plusieurs mètres de hauteur maintenant. Après cette époque, j’ai arrêté d’aller manifester, ou à de très rares occasions.

C’est comme si le réel avait toujours une longueur d’avance.

 

14.10.18
VI. Produire – matériaux, normes et mythologie

« Donc le poète est vraiment voleur de feu. Il est chargé de l’humanité, des animaux même ;
il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions.
Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme, il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. »
Arthur Rimbaud

Participant cette semaine à un workshop se préoccupant des méthodes de travail nécessaires à la mise en forme de matériaux tirés du réel, je reçus plusieurs conseils adressés à l’ensemble du groupe (et tirés d’un discours de Charlie Kaufman aux BAFTA) dont ceux-ci : il faut dire qui je suis et parler de ma blessure.

Ce samedi, assistant à la projection d’un documentaire sur Vaslav Nijinsky au LAM, suivie d’une conférence par l’un des scénaristes, Christian Dumais-Lvowski sur la publication des Cahiers aux Éditions Actes Sud, je découvris le mythe, le récit d’un homme qui était un génie, une superstar de la danse, chorégraphe du Sacre du Printemps de Stravinsky et de L’après-midi d’un faune de Debussy, dont la carrière s’achève à trente ans, interné en Suisse, soumis aux életrochocs et à l’insuline, déclaré fou par la postérité. Pas de Docteur Ferdière pour Nijinsky, pas d’art-thérapie, pas d’Arthur Adamov pour le faire sortir et pas de Jacques Derrida, de Paule Thévenin pour combattre la théorie du génie fou et imposer l’artiste lucide.

Dans le même workshop, je découvris de nombreuses méthodes de travail basées sur la répartition très précise du temps de travail en cycles de production : le brainstorming, le tri, la conception d’un prototype, sa réalisation, son débriefing, les changements apportés pour la réalisation d’un nouveau prototype, etc. Méthode extrêmement séduisante, dont le corollaire est la dite « méthode des flux » qui permet d’alterner au cours d’une journée de travail différentes activités afin de maximiser ses capacités, ses efforts, et ainsi, ses résultats. Des enchaînements de quelques minutes se révèleraient bien plus efficients que de consacrer de longs temps à chacune des activités, ou bien de suivre une organisation intuitive, ou aléatoire, ou anarchique.

Si l’on considère que Nijinsky fût interné parce qu’il était fou, alors un mythe tout à coup se lève, fascine, intrigue. Comment un tel génie peut-il sombrer dans la folie ? Et surtout, qu’a-t-il pu écrire dans ses Carnets en seulement six semaines avant d’être interné ? En un mot, on vend une conception de l’artiste, on vend ses écrits au nom d’une curiosité pour « ce qui sort de la norme ».

Si l’on considère que la création artistique s’envisage selon un modèle d’organisation scientifique du travail, alors l’art n’est plus en conflit avec un modèle économique et social dominant. Au contraire, l’artiste peut et doit lui aussi dire « qui il est », affirmer une identité, une déférence. Il peut lui aussi se livrer à l’aveu nécessaire à l’existence d’un biopouvoir (cf. La volonté de savoir, Michel Foucault) et psychanalyser son existence, livrer ses souffrances, ses traumatismes sur la place publique, les idolâtrer et les brûler.

Nijinsky avait peur que l’on découvre ses cahiers. Il craignait certainement que sa femme, et l’amant de sa femme, un psychanalyste, les découvre, démasque l’influence de Tolstoï (écrivain anarchiste, anticapitaliste, végétariste) dans ses écrits, son désir de fuir la société suisse mondaine d’une Europe post-apocalyptique (nous sommes en 1919). Nijinsky faisait de longues promenades dans la forêt, recherchait une mystique liée à la nature, et proposa un dernier solo devant la haute société de Saint-Moritz, utilisant son corps comme médium pour évoquer la guerre et l’Europe déchirée. Nijinsky craignait qu’on l’enferme, comme Artaud, non parce qu’ils étaient fous, mais parce que leur art devenait hautement subversif, détournait les normes, refusait la place sociale qu’on leur assignait en tant qu’artiste. Nijinsky, Artaud, d’autres encore, eurent raison.

L’organisation mentale et planifiée du travail de création artistique, appris-je, a un énorme avantage : être content et satisfait à la fin de la journée. La même dose de dopamine certainement que doivent ressentir les salariés d’Amazon lorsqu’ils effectuent une commande dans les temps. La même dose de dopamine certainement que l’on ressent à chaque email envoyé, à chaque message reçu, à chaque vaisselle terminée. L’artiste, à la fin de la journée, est content et heureux. En devenant son propre patron, il a pu se soumettre à un nouveau Fordisme, réaliser les tâches externes qu’il a cru s’être lui-même imposé, délimiter le territoire, le champ d’action, se prévenir contre tout inconnu, éloigner la peur de la page blanche. L’artiste est maintenant dans la norme, il ne sera jamais interné. Il est le Pangloss dont Voltaire se moque dans Candide et pour qui « il est démontré, disait-il, que les choses ne peuvent être autrement : car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes […] il fallait dire que tout est au mieux. ”

Que le monde dorme tranquille, les fous sont bien gardés, ils se sont eux-même enchaînés.

 

01.10.18
V. Traduire – du luxe et de l’impuissance

« Le langage rationnel grammatical moderne actuel est beaucoup trop approximatif
avec sa manière de serrer clairement un faux sujet,
il oblige à n’édifier que dans le répertoire des choses claires,
c’est-à-dire éclairées, au lieu d’aller chercher dans l’obscur à chaque fois une inconnue
à laquelle sera donnée sa vie claire par effort et par volonté. »

Antonin Artaud

Dimanche matin, à 11H, était organisée à Lille dans le cadre du Festival D’un pays l’autre, une projection du documentaire Traduire de Nurith Aviv. Et vraiment, il faut le voir ce documentaire, pour entendre la parole des traducteurs du monde entier sur la langue, et les langues, et l’écriture.

Entendre par exemple un traducteur et poète catalan dire que c’est uniquement quand il a traduit le poète Yehuda Amishaï depuis l’hébreu que lui, Manuel Forcano, a été reconnu comme poète, car on a compris alors dans quelle lignée il s’inscrivait. Voir aussi que Nurith Aviv choisit de confier le dernier témoignage du film à un poète et traducteur palestinien, Ala Hiehel, et l’entendre parler du poids de la langue maternelle sur ses épaules.

Nurith Aviv était là, il y avait une rencontre après la projection. La modératrice, Natalie Levisalles, la présente et pose la question « Êtes-vous franco-israélienne ? », parce que, Nurith Aviv, elle est née à Tel-Aviv, mais elle parle un français impeccable. Et sa réponse fut : « J’habite en France ».

La veille, INSULA (Lille) était jouée à l’Antredeux, et évidemment, il s’agit aussi de traduire. Comment on parle d’une ville sur un plateau devant des gens qui y vivent ou pas loin ? Très vite, avec la troupe qui porte ce projet, on a compris que l’on ne pouvait pas en parler complètement. Parce qu’une ville, c’est aussi abstrait que concret. La ville, c’est beaucoup beaucoup beaucoup de systèmes de représentation qui s’électrocutent, se disloquent, se métamorphosent sans cesse. On a décidé, il y a un mois, de faire une version du spectacle où les comédiens improvisent pendant une heure à partir de nos recherches en salle de répétition chaque semaine. Alors samedi soir, c’était la première fois qu’on montrait ce travail.

Est-ce que l’on peut traduire le silence ? Le silence qui a suivi le noir final. Long, vraiment long. Et une jeune fille handicapée qui s’exclame « On attend ? ». Sourires, et applaudissements. C’était merveilleux.

Quelques heures plus tôt, il y avait un débat sur le théâtre politique, social et engagé dans cette même salle. C’est-à-dire, qu’avec les comédiens, nous avons fait une générale à 14H30, et qu’à 15H30, les comédiens ont débarrassé le plateau et ont installé les chaises des intervenants du débat, pour aider le régisseur général, Gautier, qui a eu une journée intense ! Parce que le débat a duré de 16H à 18H30. Alors, deux heures avant l’entrée public, les comédiens ont rangé les chaises et préparé le plateau.

Je participais au débat. Même, on m’avait demandé de proposer une lecture, et j’avais choisi Le Théâtre et la culture d’Antonin Artaud, et Baptiste Legros avait accepté de le lire.

Du luxe et de l’impuissance, c’est le titre d’un court ouvrage qui regroupe quelques articles de Jean-Luc Lagarce aux Solitaires intempestifs. Et là aussi, c’est merveilleux. Pour reprendre des forces, pour offrir, pour ne pas être seul. Et puis ce titre.

Pendant le débat, je me suis senti profondément impuissant. Incapable de parler correctement, de dialoguer correctement avec les autres, parfois profondément en désaccord, parfois outré par les contresens ; dans une position là assis sous les projecteurs face à la salle où le corps meurt lentement ; et vraiment, le français, j’avais l’impression que ce n’était plus ma langue, que ce n’était plus la bonne langue, que seul le silence, les hésitations, le vide dans ma bouche, disaient quelque chose de ce que je pense de cette expression « théâtre politique », ou « engagement » ; de la dictature du sujet et du contenu prétendument actuel d’un spectacle (il faut parler de quelque chose qui est passé à la télévision il n’y a pas longtemps, c’est-à-dire de quelque chose dont les politiques ont parlé, il faut un discours) ; et rarement, très rarement, on se demande si parler de, c’est suffisant ; si montrer, dénoncer, imiter, voire singer, ça suffit ; et si peut-être, au théâtre, on ne pourrait pas remettre en cause le langage, le texte, comme premier ou seul vecteur ; et si le sens, le commun, l’appartenance, à tout prix, par-dessus tout, ce n’est pas aussi une forme de fascisme qui perpétue un certain pouvoir, une certaine hiérarchie.

Le luxe ? Dialoguer avec un sociologue, un politologue, un directeur de théâtre, un doctorant en études théâtrales, et une (oui, seulement une « une ») metteure en scène. Voilà, le luxe, c’était ça, en apparence.

La salle, comme on dit, n’a pas eu le droit de poser des questions. Aucun des intervenants n’est venu voir la représentation gratuite d’INSULA (Lille) qui avait lieu deux heures après la fin du débat. Pour de bonnes raisons certainement.

Cette année, je me suis inscrit en Diplôme Universitaire de Langues Bibliques à l’Université de Strasbourg. Je fais cela à distance. Toutes les semaines, je suis un cours d’hébreu biblique en ligne avec d’autres étudiants dont je ne connais que la voix, ou l’accent, et le nom. Et je peux vous dire qu’il y a des arabophones, parce qu’eux aussi parlent une langue sémitique, et que cela leur donne un avantage sur moi pour prononcer la phonétique hébraïque correctement. Quand on me demande pourquoi j’ai fait cette inscription, à part dire que j’ai étudié le grec, le latin et le sanskrit il y a quelques années maintenant, et que ça pourrait tout aussi bien être le mandarin, le swahili ou l’arabe, je ne sais jamais quoi répondre, et ça me plaît, de ne pas savoir. Surtout que là, je suis encore un peu dans le moment où les lettres de l’alphabet hébreu, c’est autant un dessin à l’encre noire qu’une constellation inconnue.

Mélodie hier, après la projection du film de Nurith Aviv, me demandait : « Alors tu as compris pourquoi tu étudies l’hébreu ? »

Oui, maintenant je sais. Parce que le français, parler français, parler de en français, les gens qui parlent français, débattre en français avec des …….logues, ça m’empêche — parfois — de penser et de vivre.

Simon Capelle

 

23.09.18
IV. S’insurger – états généraux de l’art

« Je pense qu’avant l’action, on ne doit jamais, en aucun cas, craindre une annexion de la part du pouvoir et de sa culture. Il faut se comporter comme si cette dangereuse éventualité n’existait pas… Mais je pense aussi qu’après, il faut savoir se rendre compte à quel point on a été utilisé, éventuellement, par le pouvoir. Et alors, si notre sincérité ou notre nécessité ont été asservies ou manipulées,
je pense qu’il faut absolument avoir le courage d’abjurer. »
Pier Paolo Pasolini

Sur un coup de tête, Mélodie et moi avons décidé de participer au Marathon du court-métrage de Lille le week-end dernier. Il s’agit d’un concours dont les participants ont quarante-huit heures pour réaliser un film de quatre minutes sur un thème proposé (cette année « je te promets »). Tous les court-métrages remis dans les temps sont ensuite projetés les uns à la suite des autres au Théâtre Sébastopol. Un jury détermine les gagnants des différents prix (meilleur court, originalité, réalisation, what the fuck).

Le court métrage que nous avons réalisé est disponible ICI. Il a obtenu le prix de l’originalité, soit un temps de résidence au 188.

Nous avons pris la notion de promesse au premier degré, dans ce qu’elle a de performatif. Le dire, c’est le faire. En choisissant de titrer notre film INSURRECTION, nous avons promis d’être disponibles et à l’écoute de tous ceux qui cherchent d’autres moyens de créer, qui souhaitent révolutionner les formes. Ainsi, cette adresse mail, premier contact possible, nous permet d’échanger depuis une semaine déjà avec d’autres sur les suites à envisager : zoneinsurrection@gmail.com.

Très vite conscients que ce prix gagné nous donnait l’opportunité de donner un sens concret à notre promesse, nous avons demandé au 188 de bien vouloir accueillir sur notre temps de résidence une première session des États Généraux de l’Art.

De quoi s’agit-il ? De se rassembler, comme une agora, et d’échanger ensemble sur nos conditions de création, notre recherche, nos outils, et de réfléchir ensemble à comment les transformer, à la possibilité d’insérer davantage de collectif dans nos pratiques individualisées. L’appel à l’insurrection est un appel à ne plus demander la permission pour penser et pour agir. Et pour cela, nous avons besoin de nous rencontrer, de nous écouter et de nous parler.

Les premiers États Généraux de l’Art auront lieu du 18 octobre au 22 octobre 2018, de 13H à 18H tous les jours, au 188, rue du Faubourg de Roubaix à Lille. Ils sont ouverts à tous ceux qu’une pratique artistique anime et qui ressentent l’envie de rencontrer d’autres artistes. C’est bien évidemment gratuit, il suffit de nous envoyer un mail.

Simon Capelle

 

12.09.18
III. Fragmenter – mapping du territoire

« Pour tuer la poésie, il suffit de poser qu’il y a une correspondance absolue, parfaite entre les mots et les choses : alors la poésie n’est plus possible, puisqu’elle travaille au contraire dans la distance entre les deux. Ce que j’appelle exil, c’est cette distance entre le poète et la réalité qu’il ne reproduit pas mais qu’il produit, qu’il élabore, qu’il travaille à transformer. »
Adonis

Sur les îles Orcades, au nord de l’Écosse, se trouve une sépulture collective inscrite au patrimoine de l’UNESCO, portant le nom de Maeshowe et datant d’environ 2800 avant Jésus-Christ. Elle ne se visite que sur réservation et accompagné d’un guide. Mélodie et moi nous sommes rendus dans le village qui délivre ces billets, mais sans les avoir réservés à l’avance, impossible d’effectuer une visite le jour même. Dans le hall d’accueil, en accès libre, un casque de réalité virtuelle permettait gratuitement de « voir » l’intérieur de la sépulture reconstitué. Il me fut impossible de tenir plus de quelques secondes, pris par une nausée provoquée par l’absence de repères spatio-temporels.

En 2010, j’ai assisté à une projection de réalité virtuelle sur l’orgue de l’Église Saint-Michel. Le concept encore assez sommaire (on parlait de réalité augmentée) proposait de visualiser sur chacun des tuyaux le volume sonore. Depuis, le mapping est devenu un dispositif répandu, accepté et qui attire de nombreux spectateurs, notamment quand il est projeté sur des bâtiments symboliques.

En 2017, Mélodie et moi, pour démarrer les recherches autour d’un projet intitulé UTOPIA (zone -IX-), avons décidé de parcourir toutes les rues de la ville de Lille une à une, quartier par quartier. L’idée était de sortir de nos trajectoires habituelles et de forcer nos corps à sentir, voir, découvrir des endroits inconnus de la ville où nous vivons. Au même moment paraissait Sociologie de Lille du Collectif Degeyter. La rue corroborait l’étude, l’ensemble de la ville subit une ségrégation massive.

Marcher dans chaque rue nous permit de ressentir un territoire vaste, disparate et confronté à des inégalités de traitement. Errer de cette manière, c’est-à-dire avec pour unique but d’observer, nous apprit à décrypter les trajectoires, les relations de territoire, et comme dans tout rapport à l’espace, c’est ce qui sort de l’ordinaire, la marge, qui saute immédiatement aux yeux. À Lille, chaque rue saute aux yeux. Les grandes maisons bourgeoises adossées aux rues ouvrières de Saint-Maurice ; la proximité d’un chenil, d’une déchetterie et d’un camp de réfugiés à Faubourg de Béthune ; la fracture profonde entre le nord et le sud de la rue Gambetta à Wazemmes ; la ressemblance de plus en plus frappante entre la rue de Béthune et les rues commerçantes du Vieux-Lille ; l’apparente quiétude de l’île Bois-Blancs face à une construction frénétique autour d’Euratechnologies ; et tant d’autres choses.

Cette recherche est devenue une création pour amateurs. Deux aboutissements : une performance de dix heures dans la ville de Lille en mai dernier ; un spectacle pour la scène intitulé INSULA (Lille). Chaque fois la même question : comment rendre compte de l’identité d’un territoire aussi fragmenté ? Comment transformer en matière sensible un réel aussi insaisissable et désuni ? Pour la représentation gratuite du 29 septembre prochain à l’Antre2, nous avons opté pour une forme de laboratoire. On y confronte nos recherches, nos performances dans la ville, notre « matière » dans une composition instantanée et collective. Il en va de même pour la musique et la lumière proposées en temps réel. On tente d’interroger notre rapport à la réalité, à nos habitudes qui deviennent des identités et des ségrégations, avec ce mot d’ordre d’Adonis : ne pas reproduire mais produire, transformer.

En amont de la représentation du 29 septembre prochain, il y aura à 16H un débat sur le thème : « théâtre politique, social et engagé ». On m’a demandé une lecture. J’ai proposé à Baptiste Legros de lire Le théâtre et la culture d’Antonin Artaud. Comment dire les choses autrement ? : « Le plus urgent ne me paraît pas tant de défendre une culture dont l’existence n’a jamais sauvé un homme du souci de mieux vivre et d’avoir faim, que d’extraire de ce que l’on appelle la culture, des idées dont la force vivante est identique à celle de la faim. »

Simon Capelle

Photographie : Jardin des Coccinelles, Faubourg de Béthune, Lille par Martina Pozzan.

 

10.09.18
II. Se taire – puissance du silence, pouvoir de la voix

« So I saw a mountain, and I zeroed in on it with my eyes
and I just stood there … and I stood there. »
Emma Gonzalez

Le 24 mars 2018, à Washington, Emma Gonzalez, rescapée de la fusillade de Parkland, monte à la tribune. Devant une foule rassemblée pour soutenir le mouvement March for our lives, elle égrène en quelques phrases les noms des victimes puis se tait subitement. De longues minutes. Soudain la minuterie de son téléphone sonne. La durée de son silence, indique-t-elle, correspond à la durée de la fusillade.

Le 9 août dernier, le quotidien USA TODAY a mis en ligne les dix heures de détention de Nikolas Cruz, responsable de la fusillade de Parkland, qui suivent immédiatement son appréhension par la police et précèdent sa mise en détention en prison dans l’attente de la tenue d’un procès. La vidéo commence à six heures de l’après-midi et s’achève à cinq heures du matin.

L’interrogatoire en lui-même ne dure que trois heures environ. Le reste de la vidéo montre Nikolas Cruz soit silencieux, soit tentant de se scarifier le bras, soit s’invectivant à voix basse, soit endormi.

Nikolas Cruz dit au policier qui l’interroge que « des voix » ou « des démons » lui parlent et lui commandent d’agir. Ainsi a-t-il renoncé au dernier moment à une fusillade dans un parc sur ordre d’une voix, quelques jours seulement avant celle du 14 février, dit-il. Visiblement en état de choc, ne réalisant qu’à la confirmation de son frère, venu lui rendre visite en cellule, le nombre de victimes dont il est responsable, Nikolas Cruz semble dans l’incapacité totale de témoigner de ses actes. Il choisira de plaider non-coupable pour tenter de s’éviter une condamnation à mort, peine encourue dans l’État de Floride.

Emma Gonzalez a 18 ans. Nikolas Cruz 19 ans.

Il y a quelques jours, j’ai mis un point final provisoire à un texte intitulé SACRE (zone -XI-) et inspiré de ces évènements. Cette pièce est destinée à être portée au plateau par Mélodie Lasselin dans le cadre d’un atelier amateur de théâtre et de danse qu’elle donnera cette saison à partir du 24 septembre. En s’appuyant sur le Sacre du Printemps de Stravinsky, ballet qui représente le sacrifice d’une jeune fille lors d’un rite de célébration du printemps, nous aurons à coeur de reprendre cette question de Giorgio Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz : « comment un sujet peut-il rendre compte de sa propre débâcle ? »

Comment une société peut-elle générer un tel évènement de violence ? Quelle sauvagerie ritualisée irrigue notre culture, notre civilisation ? Quelle Iphigénie nous faut-il sacrifier sur l’autel pour pouvoir prendre la mer et partir faire la guerre aux Troyens ? Voilà quelques-unes des questions qui animeront cette nouvelle recherche.

Simon Capelle

Photographie : Renée Falconetti in La Passion de Jeanne d’Arc, Carl Theodor Dreyer, 1927.

 

06.09.18
I. Dériver – mises en cause du langage

« On est fini dans la vie si l’on s’interroge sur son identité ;
l’art de vivre, c’est détruire l’identité, détruire la psychologie. »
Michel Foucault

Hier, exposant à Q. des problématiques de scénographie liées à une recherche en cours, celui-ci me reprend, proposant une idée nouvelle qu’il conclut par l’expression « réfléchir de biais ».

Hier encore, sortant du studio de Radio Campus Lille, où je viens notamment de m’entretenir de la création de ROVINA (zone -VIII-), texte écrit en 2015 au moment de la « crise des réfugiés », je me prends à penser que, face aux questions de R. sur la situation politique italienne et aux différents comportements européens à l’égard des phénomènes de migration, je n’ai pas employé les termes consacrés qui pourraient surgir dans ma bouche au cours d’une conversation : « ignoble », « dégueulasse », « honteux » etc.

Ce matin, je pense à Antonin Artaud, à sa profonde méfiance à l’égard du langage, présente aussi dans le travail de notre compagnie, notamment dans le solo ORACLE (zone -VI-), véritable écho au fragment d’Héraclite : « Le maître dont l’Oracle est celui de Delphes ne dit ni ne cache mais donne des signes. »

Or le signe dans le studio de radio hier était sans doute imperceptible : une difficulté profonde à trouver dans le langage de quoi exprimer la honte, l’impuissance et la rage liées à la conduite politique européenne sur les questions migratoires.

L’Oblique, voilà l’épithète donné au dieu Apollon à Delphes, du fait de l’ambiguïté de ses oracles. Il faut comprendre que la révélation étant une parole-temps qui pourrait se réaliser, elle ne peut être immédiate, et doit se présenter à la manière d’une énigme, comme sont peut-être aujourd’hui des énigmes les poèmes, les dessins, les sorts d’Antonin Artaud passé par 51 comas en neuf années d’internement psychiatrique.

« Fuir le clair pour éclairer l’obscur », écrit-il en 1946, entre deux séries d’électrochocs, composant avec ce qui lui reste de forces pour reprendre l’écriture, le dessin, le langage à bras le corps ; pour se générer à nouveau. Comment éclairer l’obscur ? En recevant « en plein visage le faisceau de ténèbres de notre temps », répondrait peut-être le philosophe italien Giorgio Agamben.

Pour écrire ROVINA (zone -VIII-), il fallait tenter le poème comme fracture du langage, comme possibilité d’aveu de l’impuissance, plutôt que comme fiction salvatrice. Le mot « rien » y est prépondérant. Il a fallu passer au crible l’identité d’écrivant, d’écriture en train de se faire, pour pouvoir rechercher la vie, le lien qui se joint quelque part entre le sujet et l’autre, dans un transport qui arrache au territoire originel. En grammaire, les cas obliques désignent aussi les formes de déclinaison d’un mot qui ne soient pas celles du sujet (nominatif) ou de l’interpellation (vocatif) dans la phrase.

Avoir recours à l’oblique, c’est d’abord trahir sa propre langue, rompre son identité, « regarder de biais », ni perpendiculaire ni parallèle, préférer le silence à l’obscénité.

Simon Capelle

Dessin : Antonin Artaud, La projection du véritable corps, 1946.