Pendant un mois de confinement, Simon Capelle a décidé d’écrire un texte par jour. Non pas pour dire quelque chose de sa vie, mais pour maintenir une vigilance, une permanence de la pensée et de l’écriture dans un moment de trouble.
16.03.20
C’est comme si l’on tentait de saisir, par une série de mesures, par un assemblage de règlements et de contraintes, pour la plupart inédits, ce quelque chose que l’on ne parviendra jamais à voir (ou bien dans les formes étranges des lentilles), et qui n’apparaît que par les nombres, les chiffres, les calculs, une sorte de menace qui finalement serait nous-mêmes, les uns à côté des autres, avec soudain une porosité que l’on ne connaissait plus. On l’épuise par la parole, par les retransmissions, par les images, et l’actualisation constante, mais surtout (puisqu’il paraît impossible de se glisser exactement à l’intérieur des poumons de celui ou celle qui vraiment en ce moment peut en perdre la vie) quand le mot confinement surgit, c’est presque un soulagement que de pouvoir retrouver le silence de quelques murs où penser, où manger, où dormir, dans une relative quiétude. Nous nous trouvons là, désormais, à boire des verres à distance, à s’écrire pendant des heures, non plus à un ou deux, mais à plusieurs, comme s’il fallait récupérer cette énergie toute particulière du groupe, des proches, des amis. On se prête d’avance des objets, des lectures, des possibles, et on en vient presque à organiser déjà le futur, avec cette certitude qu’il y aura une reprise et qu’elle sera comme une délivrance, joyeuse, forte, immodérée. De nouveau nous vivons un drame qui nous dépasse, flottant au travers d’un temps qui condamne, plus déterminé que nous, et même d’un monde dont il faut comprendre une fois de plus qu’il n’a pas l’intention de nous épargner. Je ne sais pas exactement comment j’ai glissé vers cette nouvelle sensation — se méfier de son corps, écouter sa respiration, sentir sa température, et le son dans la gorge des autres, considérer si cette forme de vie en face de moi déclenche des signes de différence, qui dérivent un peu, et jauger ce que je touche ou ce que je ne touche pas, ce qui a le droit d’influencer ma peau, de la frôler, de l’approcher, et je redeviens alors cette proie animale tendue, à l’affut, chaque jour davantage éprise de sa sûreté, de ses mouvements, de sa vie. Ce n’est pas rien. Demain il y a quelque chose de pratiquement irréfutable entre nous — une sorte de lien, lui aussi invisible, de protection à laquelle il faut veiller, là où avant on ne discernait que les protestations et les violences heureusement énoncés des corps les plus fragiles, mis au ban depuis un bail, et où l’on pouvait encore, par sa force et son pouvoir, refuser de voir ce que la nature a mis entre nos mains, ce que nous en avons fait, entre notre parole et leur silence, entre nos crimes et leurs souffrances, entre leur sexe et le nôtre. Car, ce qui a été mis entre nos mains, être humain, n’est pas un don ou une richesse ou une chance ou une aptitude, encore moins une distinction, mais la possibilité de mesurer à chaque instant, et de sentir, qu’il faut poser des actes, des mots, des gestes précis pour partager notre vulnérabilité, et qu’il est temps, vraiment temps, de cesser de l’occulter.
17.03.20
Ce qui passe la frontière, et laquelle, ou ce qui ne passe plus, voilà maintenant plus clairement ce qui nous occupe, en réalité depuis bien longtemps. Par exemple, samedi soir, alors qu’il était affirmé désormais que je ne pourrais plus inviter dans un territoire — la scène de théâtre — des regards, des désirs, des imaginaires faits corps humains, territoire même qui allait devoir être abandonné, déserté, laissé comme un chantier en ruines, et qu’il va falloir aller, demain matin, vider, nettoyer, ranger, comme l’on dispose d’une scène de crime où un cadavre se décompose depuis plusieurs jours, ce samedi soir, je me métamorphosais en une éponge aux yeux de mes amis, dévoilant dans mes mots, sur ma langue, les expressions volées aux autres, les mots étrangers, non-familiers, qui peuplent ma parole, et font de moi régulièrement un être contaminé par la pensée des autres. Il en va ainsi de la peur, qui n’est pas, je crois, une espèce de tension dans le corps qui nous prendrait tout à coup comme un réflexe incontrôlable, mais plutôt la résonance, le tournoiement, le cloisonnement des paroles entendues, des mots répétés, des phrases qui circulent depuis nos oreilles jusqu’à notre bouche sans même qu’elles aient pu être, comme la scène de tout à l’heure, justement, laissées quelques jours en friche. Dans le paysage que je trouverais demain matin, dans cette salle à abandonner, en ramassant les objets, les signes, de ce qui nous animait, quelques-uns, de son trouble, de son ouvrage patient et laborieux, et qui permet de vivre — le travail –, l’état exact d’un cerveau et d’un corps immunisés. Car, ensuite, ce qui se met en place là, une fois que chacun a rangé ses affaires, trier ses nécessités, et que l’on s’installe dans un lieu où il faudra rester, ce n’est pas une réglementation, ce n’est pas une éducation, et ce n’est surtout pas un changement. C’est bien toujours cette parole unique qui s’insuffle dans nos crânes par le haut et qui nous dicte directement la conduite à adopter, la punition à recevoir, la morale à respecter. C’est bien toujours cette voix venue d’en haut, et toute puissante, et qu’il faut même retranscrire (et mal) dans le texte de l’image, dont il faut interpréter les mystères, les ambiguïtés, les paradoxes, en attendant la venue des interprètes, des serviteurs, des législateurs pour être certain d’avoir bien entendu. C’est encore par la peur que l’on empêche de penser, c’est encore au nom de l’idiotie, de l’ignorance supposée du commun, que l’on décrète avec violence en refusant le partage, le témoignage, l’écoute. Je ne vois pas dans tout ce qui arrive une épreuve que nous allons surmonter et qui va nous guérir de certains maux qui, jusqu’ici, nous entravaient. Je ne vois pas dans la direction que nous prenons le signe que le changement est enfin arrivé, que la révolution se produit finalement et inévitablement, que l’indispensable traduction prend la place dans le paysage de nos frontières. Je vois des chars sur des camions, des laissez-passer, des amendes, des unions démantelées, et des précarités qui ne pourront ni se réfugier dans une maison à la campagne, ni faire la queue tous les matins aux portes des supermarchés. Le monde qui déclare la guerre ne sera jamais le mien.
18.03.20
Un matin se réveiller, et sentir les signes dont tout le monde parle s’emparer lentement de soi, sentir son corps avec une acuité toute particulière, poser sa main sur sa peau et trembler, être nu encore à découvrir l’essentiel. Dans cette condition désormais prévisible, dans son attente, ou dans son absence, il y aura toujours une nouvelle intimité, un silence, un vide dont le récit lui aussi nous relie au monde. Épuiser les mots, eux aussi, les rendre malades d’avoir à parler de ce qui n’advient pas encore, de ce qui est suspendu à nos lèvres, du manque. Cet hôte qui n’est pas invité, il se promène, libre, et pour peu qu’une lecture sacrificielle ou lyrique ou apocalyptique ne nous satisfasse pas, il faut bien reconnaître que l’on retrouve, dans la conduite générale (dont en réalité il n’est plus possible d’avoir conscience), des trajectoires inchangées, réactionnaires, oppressantes dans lesquelles c’est encore la force et l’ordre qui ont le dernier mot. La culture subit, elle aussi, un test, et je sens combien la tentation est grande parfois de réduire à de petits objets, de petites choses à se partager, à s’envoyer, à s’offrir, ce pour quoi il n’y avait pas de mots, pas de regards extérieurs, pas de dons, tant que chacun n’était pas prêt et ne l’avait pas décidé en conscience, et que d’être forcé aussi tout à coup à devoir exister publiquement, à aller chercher la vie publique qui n’existe plus partout où on peut l’obtenir, c’est une potentielle violence que l’on peut infliger à la fabrication lente et patiente, aux déchets de chaque jour qui accumulés construiront une forme, un signe, une oeuvre, ou pas du tout, et resteront des déchets, des brouillons, des esquisses, que l’on peut aussi cacher, et garder loin du commun, justement parce que l’on désire le renforcer. Dans le travail qui s’établit autrement, qui s’installe dans la vie, au plus près d’elle, dans nos maisons, dans nos cuisines, dans nos salons, dans nos chambres à coucher peut-être même, et puis dans nos familles, dans la tête de nos enfants, dans nos repas, dans nos téléphones, il y a une grande victoire du temps plein face au temps vide, du temps rentable face au temps oisif. Le confinement pourrait (aurait pu) très vite offrir une porte de sortie à tous ceux que le labeur quotidien détruit, dont la santé vacille, dont les sentiments se suppriment un à un, et qui se transforment, malgré la résistance, en articulations imperturbables du réel. Il a fallu peu de temps au système pour pallier à ses possibles défaillances. Je ne sais pas (encore) comment il pourrait y avoir de nouvelles rencontres, de nouvelles échappées en ces temps d’envahissement, de destruction de la sphère privée, mais peut-être est-il possible de garder des secrets, de ne pas raconter tout ce qui se passe à l’intérieur, pour ne pas laisser cet autre virus, le capitalisme, entrer tout à fait dans nos corps et prendre possession de l’ensemble de notre existence, peut-être est-il possible de se méfier des conjugaisons au conditionnel passé, de ne faire entendre le son de sa voix que rarement, de ne montrer son visage qu’aux espaces habités, et d’attendre le moment de vivre de nouveau, et peut-être un peu plus pleinement, la présence des autres. Car, nous, à l’abri de nos frontières, dans nos corps protégés, à la différence de ceux laissés dans la rue, de ceux laissés derrière les barrières, les barbelés, les armes européennes, nous jouissons toujours du luxe de notre impuissance.
19.03.20
Des possibles à n’en plus finir, dans le noyau du crâne, et progressivement la mesure de ce que l’on a vraiment envie de vivre. Ni la répétition, ni le quotidien, ni l’absence d’évènements qui nous minent, car déjà chaque jour apporte ses variations, ses accidents, ses gestions futiles. Ce que l’on désire, c’est marcher dans la rue, et maintenant qu’elle est vide, encore plus, et puis courir, et puis aller d’un point A à un point B, et étendre les trajectoires, les géométries à travers toute la ville, et avoir la mesure, être du monde la mesure, et appliquer chaque instant des tentatives, des contours pour suspendre le temps, l’espace, et se déplacer constamment pour aller chercher l’endroit un peu plus exact, un peu plus singulier, celui où l’on se trouve à l’angle de sa propre rue, de son détour intérieur. Ce que l’on désire, c’est la foule des mots autour de soi, le bain de paroles amies, l’ivresse des sentiments et des sensations, les fantômes et les figures de tous les instants vécus ensemble et que l’on a apprivoisé qui surgissent à chaque mot par les autres prononcé. Ce que l’on désire, c’est les simples regards, les parfums, le temps dépensé ensemble sans savoir vraiment à quoi cela peut bien servir, et puis d’exercer exactement ce que l’on aime exercer. Et on réalise à quelle vitesse aussi une démocratie peut prendre des mesures impensables, terrifiantes, à la faveur d’un évènement inconnu et imprévisible, et les appliquer méthodiquement, en s’octroyant de vastes pouvoirs supplémentaires, et que tout cela finalement est-ce que cela repose sur un véritable contrôle parlementaire ou sur une vague confiance généralisée que rien n’est possible autrement ? Ce que l’on désire, c’est que cette base de liens, d’affections, au sens littéral, c’est à dire — le sentiment mais aussi l’état de maladie — ce soit exactement cela qui nous détermine les uns par rapport aux autres socialement, démocratiquement, politiquement. Je dis, que ce soit ce qui nous contamine, ce qui passe d’un corps à l’autre, ce qui se transmet, ce qui se cultive, ce qui nous relie au moindre contact, et nous change comme des caméléons, comme des éponges, ce qui se répand à travers le pays comme une traînée de poudre, comme la peste, comme l’alcool dans une soirée, comme la joie dans un concert, comme le silence dans une cérémonie, que ce soit cela exactement cela qui nous gouverne, qui nous détermine ensemble et qui prenne les décisions. Je dis, que ce soit ce qui provoque le chaud, le froid, la fonte, la glaciation, la tempête, le naufrage, le tremblement, l’incendie, l’extinction, le surpeuplement, que ce soit ce qui nous anime, le passage, la transformation, oui l’affection, pas d’autre mot, que cela soit la loi désormais, l’effet que nous avons les uns sur les autres, et sur le monde, et sur la vie.
20.03.20
De l’état de privation, plutôt que de l’effondrement, ou de la décroissance, ou de la préparation à une fin du monde, on découvre le dispositif, inégal, déséquilibré, parce que, pour que certains s’arrêtent, comme toujours, il en faut qui continuent, pour que certains s’adaptent, il en faut qui persistent, pour que certains s’adonnent à l’oisiveté, il en faut qui triment, et cela, c’est la banquise fragile sur laquelle nous vivons, c’est la loi de notre système, et qui, jusqu’à preuve du contraire, n’a pas l’air d’avoir changé. Pendant que nous nous demandons exactement quel jour ou à quelle heure nous allons tenter une échappée, nous allons devoir tenter une échappée, et si on nous contrôlera ou non, et que l’on ne veut pas être associés, nous, à ces gens qui n’ont pas compris la consigne, qui ne prennent pas leur responsabilité, ou qui se foutent éperdument des conséquences, et auxquels nous ne voulons surtout pas ressembler, que l’état ne nous considère surtout pas ainsi, au point que battre des mains ensemble nous permet de retrouver une communauté éphémère de gens disciplinés, pendant ce temps donc, les calculs s’amorcent. Si les conséquences deviennent bientôt, on le comprend, un tableau difficile à supporter, cette charogne dont parlait Baudelaire qui ouvre un gouffre pour la conscience, ce ne sera pas simplement du fait du haut degré de radioactivité de ce virus, ni de l’imprudence et de l’impudence des gens qui vivent aux alentours de la centrale, mais ce sera aussi et surtout, parce que l’on a construit la centrale, parce qu’on l’a construite entourée d’habitations, parce que l’on a laissé des incapables prendre des décisions et assumer des responsabilités intolérables, parce que l’on a minimisé les effets, parce que l’on a considéré, très vite, qu’il fallait que certains continuent pour que d’autres s’arrêtent, et que ceux qui servent de protection, ceux que l’on envoie en première ligne, ceux qui reçoivent la mitraille les premiers pendant que les autres peuvent fuir, c’est ce que l’on appelle la chair à canon. De la possibilité de résistance, maintenant, plutôt que de l’abrutissement, ou de l’évasion, ou du loisir imperturbable sous le soleil du petit jardin, à la campagne, et peut-être aussi de la vigilance, non pour trouver des coupables, mais pour se défaire du fatalisme, qui lui justement ne nous servira jamais, plus tard, à remettre en cause, à changer, à transformer radicalement, elle gît pour chacun à différents endroits. Certains, et avec leurs enfants, en prennent un parti de construction, de différentiation, d’autres s’emploient à refuser les palliatifs, à regarder le soleil dans les yeux comme Oedipe, d’autres encore appliquent avec méthode les techniques élaborées et patiemment éprouvées, en temps sereins où déjà on sentait les dommages se produire et où, comme Cassandre, on alertait, et tentent petit à petit de défricher ce qu’il y a sous la couche de gravats qui tombent chaque jour d’en haut pour cacher les morts, cacher la vie qui pourrait surgir des cadavres, et nous prendre à la gorge, avec cruauté, car, comme dit le poète, « les états de privation de la vie m’ont toujours renseigné beaucoup mieux sur la pléthore de ma puissance que les crédences petites-bourgeoises de : LA BONNE SANTÉ SUFFIT. » Pour ceux qui surgiront dans les rues, dans les fêtes, dans les barbecues estivaux, dans les réunions, dans les retrouvailles, dans plusieurs semaines, il faudra des armes affûtées dans l’obscurité de la conscience.
21.03.20
Hypnotisés par le vide, au temps de la dictature, ils achetaient davantage d’alcool. Dans leur journal de résistance, à côté de la liste des courses, les scores de jeux de société. De la servitude volontaire en temps de confinement. Auparavant dans une société sécurisée et instable, ils s’étaient demandés comment l’on pourrait, nous, Occidentaux, céder si vite à une main-mise politique sur notre vie, sur notre corps, sur notre peau. Comment, en un mot, nous pourrions accepter d’être Chinois. On avait regardé les manifestants de Hong Kong comme des héros, on avait dénoncé la violence perpétrée contre les Tibétains, puis contre les Ouïghours, soucieux de vérifier qu’il n’y avait pas encore un morceau de Seconde Guerre Mondiale planqué quelque part dans le monde. Depuis leurs provinces, de manière aussi peu crédible que le début d’un scénario de film catastrophe hollywoodien, quelque chose était arrivé jusqu’à nous. Et en regardant la carte des contaminations, le déploiement progressif du virus, on avait bien dû reconnaître, une fois encore, que l’Occident avait accepté la Chine, et l’Asie, en son sein, ou l’inverse. Que les manuels d’Histoire-Géo des années 90 n’avaient pas vieilli, au temps du confinement, il y avait encore le Nord et le Sud. Et certains faisaient de cette épreuve une préparation, un entraînement presque, comme si les survivants de demain allaient évolué à un stade de l’humain enfin prêt pour surmonter la fin du monde. Bientôt, les réseaux sociaux indiqueraient nos positions aux gouvernements, nos tracés, nos vies secrètes dans la nuit, les pays visités et les malades croisés sur la route. On pourrait dessiner une totalité, un jeu vidéo à grande échelle, et reconnaître dans le code-barre sur la peau, la contagion des uns et des autres. Finalement, la frontière entre nos démocraties et leurs dictatures tenaient à une crise sanitaire. Et à l’intérieur de cela, patiemment, entre deux séries télévisées, un apéro en visioconférence, nous jouissions d’une culture à la maison. Tout à coup, tout, la littérature, le théâtre, la danse, la musique, les musées, tout devenait gratuit, disponible, accessible. Découvrir Van Gogh en pixels à Amsterdam, ou les chanteurs du MET aplatis à New York, tout, en un seul clic. Et nous nous tenions alors, perpétuellement, tranquilles, bien tranquilles. Nous sommes en guerre, il y a des morts, c’est normal, notre devoir, pour soutenir ceux qui sont au front, est de rester là, sagement, et d’attendre. Mais personne n’attend. Ici, dans la base arrière, on continue le petit massacre discret des pauvres, des étrangers, des barbares. On puise dans le surplus pour ne pas manquer. On découvre de nouvelles recettes de cuisine, on fait le ménage comme jamais, on lit des BD. C’est le printemps, après tout, c’est les congés payés. Pas question de se laisser aller.
22.03.20
Une personne qui écrit. Une personne qui garde ses enfants. Une personne qui court sur place. Une personne qui enregistre des morceaux de musique. Une personne qui refuse les conférences vidéo. Une personne qui partage des livres gratuits. Une personne qui cherche un logement vide à Paris pour un mineur isolé. Une personne qui continue à aller au travail. Une personne qui remplit les rayons plusieurs fois par jour des mêmes produits. Une personne qui sort un peu moins que d’habitude. Une personne qui laisse la télévision allumée. Une personne qui préfère prendre une amende que de rester enfermée. Une personne qui ne croit plus ce qu’on lui dit. Une personne qui lit tout ce qu’elle trouve sur le sujet. Une personne qui coud des masques avec des caleçons d’anciens amants. Une personne qui en profite pour se mettre à la méditation. Une personne qui cherche un hôtel où dormir. Une personne qui fait des tours de bus gratuitement. Une personne qui apprend comment fabriquer son propre pain. Une personne qui frappe des mains comme les voisins. Une personne qui ne prend qu’un repas par jour. Une personne qui ne veut plus parler au téléphone, ni par écrans interposés, ni écrire, ni rien faire d’autre d’ailleurs. Une personne qui s’enferme dans sa voiture. Une personne qui attend un enfant pour très bientôt. Une personne âgée. Une personne qui en profite pour arrêter la méditation. Une personne qui invente un nouveau jeu de société. Une personne qui fait de l’origami. Une personne qui installe des nouveaux logiciels. Une personne qui raconte sa vie. Une personne qui prend des photos depuis sa fenêtre. Une personne qui appelle des gens pour la première fois. Une personne qui écoute des podcasts en retard. Une personne qui est terriblement angoissée. Une personne qui annule tout ce qui était prévu. Une personne qui veut divorcer. Une personne qui regrette d’avoir des enfants. Une personne qui n’a plus le temps de rien faire. Une personne pour qui rien n’a changé. Une personne qui fait des concerts. Une personne qui deale masquée. Une personne qui arrête de fumer. Une personne qui emprunte d’autres sentiers. Une personne qui se met à rêver. Une personne qui change de quartier. Une personne qui se met un faux nez. Une personne qui reste allongée. Une personne qui navigue sur la Méditerranée. Une personne qui marche dans le sable. Une personne qui apprend le mot confiné. Une personne qui dessine des alphabets. Une personne qui plonge dans une piscine. Une personne qui s’assoit sous un arbre. Une personne qui fait une randonnée. Une personne qui prend le métro. Une personne abandonnée. Une personne avec vingt-mille personnes encampées. Une personne qui tient une arme à la frontière. Une personne qui commence seulement la traversée.
23.03.20
Et où se niche la vie ? Cette nuit, j’ai vécu dans le rêve d’une autre personne. Mon lit était une pirogue au milieu de la cuisine, et j’imagine que l’eau devait flotter au-dessus des nuages. Sur la table, les objets posés glissaient vers le ciel. Je ne perds pas la sensibilité, j’ai croisé des fantômes silencieux au soleil et qui lisaient sur le parking obstrué de voitures. Là où les arbres ont été coupés, du romarin a commencé à pousser. Si l’art est ce qui résiste à la mort, comme le dit le philosophe, est-ce que le réel est ce qui résiste à la vie ? La révolution ne devait pas tout à fait se passer comme cela. Pas enfermés, pas à l’arrêt, pas décalés, pas silencieux, pas sans la rue et sans les cris, pas sans la possibilité de la révolte commune, sans la marche et les lacrymogènes. Pas avec un corps médical épuisé, et un corps social évanoui. J’imagine que je suis au nord, bien plus au nord, et que mes pas tracent de nouveaux chemins dans la neige, je me crois le héros d’un des derniers romans que j’ai lu. Les souvenirs, les images d’hier se cognent contre un drôle de mur, ils se heurtent à l’intérieur de mon corps au froid, au sec, au raidissement des os et des postures. L’évolution de l’espèce ne devait pas tout à fait se passer comme cela. Il y a quelques temps encore, nous regardions les insectes se promener dans le jardin, nous pensions à la nature sauvage, volontaires, et prêts à déterminer par quelle voie passer pour retrouver son aspect, sa fureur, son évidence. Nous luttions en corps, en pensée, en sensations, et par la prise de parole, et collectivement, pour se défaire de masques, de formes, de contrats, et pour résister aujourd’hui, il faut se battre contre un ennemi invisible — soi-même — que l’on croyait ne jamais avoir besoin d’affronter. En pensée j’entre dans la chambre d’Emily, dans le lit de Marcel, dans le coin du cancrelat de Franz. Je mâche, entre mes dents d’écureuil, les miettes, les brouillons qu’ils laissent tomber sur le sol. Aujourd’hui peut-être, j’entre dans le temps du roman, et je me diffuse dans la plume d’un ouvrage qui comptera plusieurs milliers de pages. Et où se niche la vie ? D’activités en activités, de repas en repas, de nuit en nuit, dans cette irresponsabilité totale (car rester enfermé ici me protège et m’autorise à ne plus me confronter à la politique des rues, aux trajectoires abstraites des supermarchés), dans ce milieu défait, dans cette classe sociale déliée, j’abandonne la cohérence, la mesure, l’établissement et la construction au profit de cette pirogue flottant sur le grand fleuve. Je plonge la main dans l’eau. Le courant est fort et la sensation rafraîchissante. Je ramasse dans le lit de la rivière, au passage, des morceaux de miroirs déposés par des civilisations anciennes. Je regarde, mon visage a disparu. Je n’en ai plus besoin désormais. Avachi dans le luxe de l’oisiveté, j’ai perdu la consistance d’un être social. Je n’ai plus besoin de mon corps. Quand on ouvrira les portes de ma chambre, quand je pourrai sortir de nouveau et explorer la géographie, je dirai peut-être que la bourgeoisie me suffit.
24.03.20
Ministres, je ne vous reconnais pas tel. Si je reste chez moi, je le dis, je le clame ici haut et fort, c’est pour ne pas ajouter mon irresponsabilité à votre bêtise. C’est en ce moment pour toutes les personnes sensées, sensibles, intelligentes, volontaires, dévouées, pour tous les habitants en somme, une sale époque. Il n’y aura pas de délivrance, forte, joyeuse, immodérée. Il n’y aura pas un matin, ou un soir — et ce sera certainement un soir, aux horaires habituels, annoncé avec un grand sourire et des sous-titres indécents — de déferlement dans les rues. Il n’y aura pas la grande liesse populaire et le soulagement des foules, la déclaration de victoire comme en temps de guerre. Cela maintenant est une certitude. Aux cadavres réels, aux morts, qui sont dans les hôpitaux, qui sont dans des cercueils, jamais plus solitaires qu’aujourd’hui, s’ajoutent les carcasses fumantes de la pensée, de l’intelligence, de la sensibilité. Ministres, à chacune de vos déclarations, désormais, vous foulez honteusement du pied ces cadavres, et ceux de Jean-Jacques Rousseau, de Victor Hugo, de Simone Weil, et de Charlotte Delbo. Leurs os craquent encore, dernière résistance, sous vos bottes de soldats, sans vergogne. Il n’y aura pas d’armée de l’agriculture. Il n’y aura pas d’armée du travail. Il n’y aura pas d’armée de la culture. Il n’y aura pas d’armée de l’éducation. Il n’y aura pas d’armée, un point c’est tout. Ministres, je ne vous reconnais pas tel. Au possible rassemblement, à la construction progressive, et dans la douleur — chaque jour en apporte –, aux ouvertures des esprits, et à la cohérence humaniste, à toutes ces valeurs, qui ne sont même pas des valeurs, qui devraient simplement être comme des mots dans un dictionnaire, prêts à la lecture, prêts à la parole, prêts à être découverts, vous préférez la rhétorique du champ de bataille, de la destruction, de l’utilisation des forces vitales, du desserrement des populations, et, au-delà de la rhétorique, ce sont les actes qui vous trahissent. Maintenir une force de travail, s’assurer que l’exploitation continue, permettre encore au profit de s’immiscer dans la crise, et détruire davantage ce qu’il y a d’humain dans l’humain. Ministres, je ne vous reconnais pas tel. Vous êtes ma honte, vous êtes mon silence calfeutré dans un appartement avec balcon, vous êtes mes rues vides de joie à l’intérieur, vous êtes mon insomnie et mon cri. Demain — s’il n’y a pas de lendemain, il y aura au moins un demain — il faudra partir. Demain, quand nous pourrons dire, parler, marcher côte à côte dans les rues, envahir un à un les quartiers, remonter vers les places, s’y asseoir, pleurer, compter nos morts, rassembler nos peines, partager, et décider, nous réclamerons votre départ, votre bannissement. Ministres, nous réclamerons votre départ. Gouvernement, nous réclamerons ton départ. Président, nous réclamerons ton départ. Demain, il y aura la marche pour demander des comptes. Demain, il y aura des habitants, une population, qui demandera des comptes. Un à un. Pour chaque mort. Pour chaque mot. Pour chaque mort. Pour chaque mot. Un à un. Et jusqu’au dernier. Ministres, c’est écrit, désormais.
25.03.20
Partir du rien qui bouillonne et de l’habitude, moment où l’on ne se pose plus la question de la nécessité de faire, mais où l’urgence et l’incertitude conduisent la démarche, le positionnement, l’électricité à leurs avantages. Qu’est-ce que j’ai à faire là ? Et dans cette escale, non pas le plaisir, mot qui n’est pas tout à fait à l’ordre du jour, mais la reconnaissance que la vie nous suspend à son fil, et décide, dans le meilleur des cas, de ce qui adviendra demain pour tout le monde. Pas avec équité, pas avec justice, mais pied à pied. Si l’on a encore un peu d’espace pour repousser les injonctions, pour saisir la liberté, pour empêcher que tout pénètre à l’intérieur de la maison, alors, de ces trouées, faire des armes, tailler des couteaux, affûter les stylets, et permettre que la porosité soit plus grande, que la vie soit plus forte, que la résistance serve de protection mais pas d’armure. Et tout à coup les mots tombent eux aussi, comme des coquilles décharnées, sur le sol, comme des traces de pas un peu partout dans la maison, et c’est le souffle, la vibration du combiné, qui transmet désormais l’hésitation, la peur, l’inquiétude, et cette tentative chaque seconde renouvelée d’atteindre les autres, ou même de s’atteindre soi, car, le danger est là aussi, la méfiance est là aussi, envers soi — ne pas devenir son propre ennemi. Maîtriser le moins mal possible l’impossibilité de savoir, de connaître, de décider. Tout se produit comme si nous étions désormais au moment de juger. De reconnaître ce dont nous sommes responsables jusqu’ici, et que nous ne sommes pas responsables de tout — puisque l’état, puisque la maladie –, et de déterminer avec le plus d’acuité possible ce que nous allons pouvoir changer, ce qui est en train de changer ou non, et nous ne sommes pas à l’abri aussi d’une régression, de marcher à reculons, effrayés par la somme que représente la vie maintenant et avec laquelle nous étions parvenus à mettre de la distance. L’éloignement des autres se fait au prix d’une proximité quasi immédiate avec la mort. L’envers est là. Toi qui accompagnes les jours secrets, qui fais de chaque instant l’ouverture des possibles, et qui prolonges l’existence, la redoubles, la remplaces quand elle défaille. Toi qui orientes les miroirs, cultives le jardin, et prends le soin le plus précieux de ma peau. Toi qui es la délicatesse des sentiments, la mélodie du passage des heures, et le réveil rassurant. Je mesure combien la mort, en face à ta présence, ne pèse plus.
26.03.20
L’étymologie du mot résilience, c’est sauter en arrière. C’est avec le même verbe latin que l’on construit l’insulte, l’assaut ou exulter. De l’insulte, on peut en parler longuement, il y a des professions, des corps de métier — un en particulier — qui aujourd’hui essuient, comme un morceau de fraise le sucre dans l’assiette, les traces laissées par les coups violents, reçues au coeur du dévouement, le mépris. De l’assaut, ensuite, assumé largement, et érigé en doctrine officielle, parce qu’encore une fois, quand il s’agit de vivant, et d’organismes complexes dont nous avons le devoir de tenter de comprendre l’existence, et de la protéger, le premier lexique est martial, les premiers actes pour faire rupture, pour opposer, pour détruire, pour haïr, et regarder la nature à laquelle nous appartenons comme l’ennemi suprême. Exulter, finalement, ça se voit, c’est palpable, dans les grimaces, dans la manière de s’avancer vers le pupitre, de lancer piteusement un geste vers la caméra, de se dresser ainsi au milieu du camp, ça se voit, que ça fait plaisir, de retrouver le beau rôle, de décider, de maîtriser la vie de millions, d’être regardé, attendu, d’être le chef au sommet, et de pouvoir tenir le pays entier dans sa main, et de pouvoir dire — la nation française est un bloc. NON. Je ne sais pas exactement de quelle quiétude alors il pourrait être question. Depuis le premier jour, ne rien faire, ou se livrer à une introspection, ou en profiter pour faire le point sur sa vie, ou saisir l’opportunité de rectifier le tir, ces choix ne s’offrent absolument pas. Au contraire, je vois autour de moi des gens en lutte. Pour tenir à l’intérieur de la maison tout ce qui vraisemblablement ne devrait pas y avoir sa place : l’école, le travail, notamment. Pour parvenir à maintenir la survie habituelle, pour s’assurer que le confinement ne soit pas un sas dont on ne sortira pas éjecté. Pour soutenir ceux qui sont proches et à proximité, ceux qui sont proches et éloignés, et veiller constamment à ce que personne ne chute, comme un insecte désorienté. Autour de moi, des réseaux auxquels chacun s’agrippe, se suspend, se retient. Et aussi, des énergies tenaces, et rageuses, et insoumises, qui scrutent chaque décision, chaque prise de parole, chaque attitude, parce que ce qui se produit en ce moment est bien moins surveillé et contrôlé qu’auparavant, parce que — pendant que nous suspectons nos représentants de basculer — l’économie, la géopolitique tournent encore à plein régime, et dans les mêmes directions, du Sud vers le Nord pour la nourriture, du Nord vers le Sud pour la misère. Sauter en arrière, alors, non. Se pencher, observer, écouter, attentivement, très attentivement, et écrire pour ne pas oublier, pour dresser des témoignages contre soi-même, préparer l’auto-calomnie, afin de s’assurer, bientôt, la puissance du changement.
27.03.20
Nous avons peur. Non que cette parenthèse ne s’arrête, mais qu’elle ne soit pas une parenthèse, plutôt le temps de la régression, le moment propice à une déforestation massive de nos espérances, de nos liens, de nos continuités. Nous avons peur, parce que, ce que nous voyons ne ressemble en rien au futur réclamé avec outrance depuis quelques années maintenant. Tout à coup, le rêve s’effondre. À la place des foules humaines, ou des petits cercles, dispositions favorables à l’ouverture de nouveaux domaines, à l’accueil des générations, à l’hybride des imaginaires, on annonce les milices, la traque pas à pas, la division désormais entre les sains et les malades, le retour à des valeurs morales que l’on croyait défenestrées depuis quelques années. Nous avons peur que le monstre s’engouffre dans cette brèche, et qu’en suivant les ordres, nous nous condamnions progressivement à la fois à l’absolue santé et à l’absolue insignifiance. La chambre de Pascal ne fut pas construite sur un glacier, et caetera. Surgissant pourtant, plus vives, moins confuses, et avec la force de la sensation, des images, des souvenirs, se dressent encore, comme des remparts face à l’invasion, des flirts sensoriels qui ramènent la texture, le parfum, ou tout simplement la chaleur et la lumière de ces contrées lointaines dans lesquelles nous marchions il y a encore quelques temps. Le drame frappe davantage, à mesure que l’on prend conscience de ceci — nous ne sommes plus au temps de la révolution, nous sommes au temps du règlement et des ordonnances. Tandis que nous renonçons à nos déplacements les plus essentiels, à nos communautés éphémères, le temps d’un soir, d’une errance dans la ville, et quand bien même l’on jouirait d’un confort, d’une intimité, d’un partage domestique apaisant, nous savons aussi que nous renonçons à la puissance, et que c’est le pouvoir qui rentre de plus en plus dans les corps. Le pouvoir de faire ceci ou de ne pas faire cela, le pouvoir de choisir entre cette vie ou celle-là, le pouvoir d’entendre la langue des autres remuer dans l’air de la pièce, le pouvoir de dresser des morts entre nous et la résistance. Dans la folie des écrans, dans cette insanité, dans ce dérèglement du réel, qui nous révèle chaque fois combien la fiction est aussi la part de puissance de l’existence, nous perdons peut-être un peu de notre force, un peu de notre volonté, un peu de notre liberté. Éclosant cependant, par effraction, avec acuité, et dans le silence de quelques instants troubles, des mots, des conversations, des paroles émergent encore au-dessus de l’attente, comme des nuages soyeux entre la mort et le corps, des gifles de bon sens qui éloignent de la soumission, ou même arrachent à la torpeur des journées d’enfermement. Nous avons peur. Le monde qui se produit, se reproduit, indéfiniment, dans l’avenir décrit, ne s’échappe pas encore des modèles, des normes, des structures d’autrefois, ne trouve pas encore l’issue, le pas de côté qui nous emmènerait vers autre chose. Oui, autre chose, autrement, autrement que cet ordre, ce carnage, cet abrutissement, ce cimetière, ce désastre, ce poison insipide, inodore, qui court de télévisions en télévisions et définit toujours ce qui doit nous rassembler, nous unir, nous déchire pourtant. Oui, autre chose, mais pas ça, pas cette infrastructure mondiale, pas ce système d’exploitation de la chair humaine comme d’une barricade entre le pouvoir et la vie, pas cette désorganisation méthodique des affections, des sentiments, des créations. Oui, autre chose, la puissance, le désir, la beauté, quelque chose qui défigure les masques de parade des officiers et de leurs soldats.
28.03.20
Nous ne voyons plus où nous sommes. Submergés certainement. Or, le temps que nous traversons n’en est pas moins un temps d’invention. Entourés de données inconnues, nous avons troqué l’irréversible du vingtième siècle pour l’imprévisible du vingt-et-unième. Invention n’a jamais voulu dire progrès. C’est comme si les situations continuaient à conspirer pour produire quelque chose que le génie humain n’avait pas encore tout à fait imaginé. Des tentatives de remèdes, des chutes monumentales de la pollution, des relations sans proximité (alors que l’on pensait avoir bien épuisé déjà la communication à distance), des enfermements volontaires. Ce qu’il y a de nouveau, pour les êtres qui vivent aujourd’hui avec la conscience des ruptures, des guerres mondiales, des catastrophes nucléaires et naturelles, c’est peut-être ce sentiment de tragédie profond, c’est-à-dire l’absolue nécessité qui frappe le visage, comme la mer défonçait les nefs des camarades d’Ulysse, cette impossibilité de discerner quel monstre, quelle chimère, produits par l’illusion de nos yeux ou de la nature, surgira derrière la prochaine vague, une fois la tempête passée, une fois les survivants du naufrage regroupés. Ce sentiment, je voulais dire, de ne pas avoir tout à fait soi-même à faire face, de ne pas avoir vraiment la maîtrise de l’action, et que le drame qui se déroule devant nos yeux est le fruit à la fois de notre assoupissement passé, du relâchement de notre vigilance, de notre insouciance, et aussi de notre impuissance actuelle. Ce qui doit advenir adviendra aussi malgré nous, malgré notre volonté. C’est la leçon tragique. Nous sommes en train de voir ce que nous étions hier et que nous ne voulions plus regarder. La somme de nos erreurs, comme les morceaux de l’énigme, se met en place et pose les questions toute seule comme une statue à l’entrée de la ville. La réponse est encore et toujours l’Homme. Assis ici, en ce temps, il n’est pas question de s’abandonner à la contrition morale, à la pesée du jugement dernier, ou au lâche repentir des derniers instants. Dans cette époque, la multiplicité des destinées, des luttes — et quand je dis lutte je veux parler de ces organismes vivants partout qui résistent à la mort avec, ou malgré, les moyens à leur disposition et coûte que coûte et jusqu’au bout — nous obligent les uns les autres à ne pas succomber à la plainte, à l’angoisse ou à la panique. Les autres nous obligent aussi à ne pas prendre pour argent comptant la somme des erreurs qui sont encore commises, qui perdurent, et pour lesquelles, même aujourd’hui, même dans l’improvisation, même dans l’invention justement, il est possible de rectifier le tir. Nous ne voyons pas, voilà, plus loin que cent mètres, dans la brume, plus loin qu’une semaine de ravitaillement, c’est une donnée certaine, et indépassable. Accepter la tragédie, cela voulait dire peut-être, en un ancien temps, mesurer l’effort à fournir, peser le poids de la parole, et sa force, serrer les liens, redresser la communauté, et dans le peu, dans l’ouvrage de chacun (ici le choix des mots), ne pas écouter uniquement sa propre peine. Accepter la tragédie, ce n’est pas, ce ne sera jamais reconnaître une défaite, ou alors celle de nos fonctionnements, de nos structures, de nos décisions passés (cela, ce n’est pas la situation actuelle qui nous l’apprend), mais ce peut être, ce doit être, par respect pour les morts qui gisent devant la ville et que l’on n’a pas le droit d’ensevelir, se dresser contre l’ordre qui nous a menés jusqu’ici, et verser dans la loi des Hommes, de nouveau, un peu de la loi de la Nature, déesse qui nous tient toujours ensemble, sous le joug de la nécessité, à sa merci.
29.03.20
Délire incessant, fièvre,
ce décrochage du réel,
ces corps n’imprimant plus le temps,
lassitude des environnements fulgurants,
des sensations aux sentiments,
le vol libératoire hors de la possession, de l’ordre,
aux alentours de la lueur,
toi,
là,
situé dans ce corps,
goûtant le lent déroulé des positions, des respirations, des avantages,
et ce qui perdure uniquement dans l’oubli,
qu’est-ce que je fais,
qu’est-ce que je fais ici,
des privilèges,
des privilèges à n’en plus finir,
extraits de force de la nature,
rebroussant le chemin, les avancées,
nouvelle trinité,
ce n’était pas prévu,
ce n’était pas possible,
ce n’était pas connu,
les désirs laissés dans le caniveau,
l’expérience,
ce passage des frontières, des limites,
le réveil,
sans empêcher le rêve,
sans empêcher la torpeur,
où nous trouver,
nomades infectés par l’impossibilité d’errer,
où nous retrouver,
et quand le virus vient tout à coup à surgir, percevoir son corps comme dépossédé, ne maîtrisant plus la température, les tremblements, les douleurs, et que cette chair ne m’appartient pas, qu’elle n’est qu’une matière qui se compose et se décompose au fil des heures, et dont je ne suis même plus le gardien, et de découvrir ce qu’il advient quand on inflige à un organisme l’existence d’un autre organisme collé contre lui, qui le ronge pour se reproduire, ainsi de la terre et de son humanité.
30.03.20
Présumés coupables de porter le virus dans nos corps — telle est la doctrine adoptée par défaut. Nous restons chez nous, emprisonnés, parce qu’il n’y a aucune autre option possible. Parce que rien n’a été fait pour qu’il y ait une autre option possible. Impossible de savoir si l’on est soi-même contaminé ou non, il faut attendre d’être au bord de l’urgence, de l’extrême urgence, pour en être tout à fait persuadé. L’ennemi n’est pas invisible, nous sommes l’ennemi. Pour un système de santé qui explose, pour les hôpitaux surchargés, pour le personnel soignant débordé, et en l’absence totale de possibilité de discerner qui est porteur et qui ne l’est pas, nous sommes l’ennemi, dès lors que nous marchons dans la rue, que nous allons nous ravitailler, que nous nous déplaçons, que nous espérons croiser d’autres êtres, bref, dès lors qu’une société, qu’une communauté réelle tente de se mettre en place. Si bien que cette parenthèse, ce confinement, prend de plus en plus des airs de ressemblances avec ce que nous connaissions jusque là. La population, les citoyens, la plupart, dès lors qu’ils n’ont pas encore été fichés — renseignés comme on dit — dès lors qu’ils ne sont pas encore connus des services, sont considérés, de prime abord, comme de potentiels suspects, de potentiels dangers, une menace invisible qui rôde dans la foule des rues. Et c’est dans ces mêmes méthodes — totalitaires il n’y a pas d’autre mot — que l’on ira chercher une prétendue nouvelle solution. Remplacer les photos, les prises de vue des drones, les analyses image par image, par une lecture astucieuse et organisée des localisations, des rassemblements, des points de contagion, par une traque mètre après mètre, et une maîtrise collective de l’anesthésie. Naviguant d’une page internet, d’un réseau social, d’une conversation amicale, à un GPS, notre nouveau loisir, notre nouveau joujou, découvrir les trajectoires en temps réel de ces inconnus, étrangers terrifiants, et surveiller nous-mêmes que l’ordre règne. Devenir la police. À la colère accumulée pendant des mois, au refus de la brutalité, de la violence, une opportunité sera proposée : prenez la place de votre ennemi. Parce qu’il n’y a aucune autre option possible. Parce que rien n’a été fait pour qu’il y ait une autre option possible. Un autre dilemme moral (en fait politique) arrive bientôt. Pour chacun d’entre nous, bientôt, la liberté coûtera le prix le plus fort. Au désir de rester sain à tout prix, d’éviter absolument tout contact, toute chaleur humaine, de mettre progressivement en place dans le réel cette même distance léthargique que le virtuel propose, sera opposé une liberté égoïste, impure, risquée, inconsciente. Rester chez soi la conscience tranquille ou sortir inconséquent dans le monde et prendre en charge, comme individu, toute la responsabilité du bien-être de la société, en porter la dette, le poids, être chacun d’entre nous le faux maître d’une maison condamnée. Dernière chose. La surveillance GPS existe déjà en temps réel pour les vols d’avion dans le monde. On aurait pu croire le ciel désert, les autoroutes nuageuses vidées. Cette crise sanitaire-là paraît pourtant bien loin d’être confinée.
31.03.20
Après ? Compter les morts. Mettre un genou à terre une main sur le sol. Reconnaître la défaite. Regarder les arbres dans le cimetière, les oiseaux. Écouter le silence. Marcher côte à côte avec toujours un peu de peau contre la peau. Oublier la voiture. Rentrer à pied. Débrancher les écrans. Cuisiner ensemble et pour davantage de personnes qu’il n’y a dans la pièce. Partager la nourriture. Proposer à ceux qui n’ont pas faim d’en emporter. Cultiver le jardin. Prêter les livres, les films, la musique. Apprendre à jouer ensemble. Lire ou réciter des textes aux autres. Écrire des lettres. Afficher des mots des paroles dans les parties communes. Ne pas jeter ce qui ne sert plus. Acheter des choses utilisables à plusieurs. Chercher l’amour dans la conversation. Se disputer avec plaisir s’il le faut. Marcher ensemble dans la rue. S’y asseoir en groupe. Se rendre dans les quartiers inconnus. Devenir un étranger en visite dans son propre village. Abandonner les formules toutes faites. Fabriquer plutôt qu’obtenir. Demander comment c’est construit. Interroger le pourquoi de la décision. Prendre soin des êtres vivants. Ne pas s’arroger le droit de vie et de mort sur ce qui respire. Écouter ce qui se passe entre les actes. Être curieux des réactions véritables. S’intéresser aux merveilleuses différences. Reconnaître les inévitables ressemblances. Refuser le gouvernement d’en haut. Représenter pour changer, pas pour plaire. Créer des images qui désarment. Débusquer la violence chaque fois qu’elle se produit. Combattre ceux qui l’emploient. S’emparer du langage pour renverser les systèmes. Réclamer des droits et des moyens pour accomplir ses droits. Laisser l’identité se forger intimement. Transformer ce qui ne fonctionne plus. Interroger le sens de certains mots, de certaines expressions douloureuses. Adapter le réel à la vie, pas l’inverse. Rendre visite quand on a quelque chose d’important ou de futile à dire. Ne pas fermer la porte à clef. Demander des comptes tous les jours à ceux à qui l’on confie notre existence, notre société, notre loi, notre communauté. Ne pas autoriser l’inacceptable par sécurité. Privilégier le confort des autres. Imaginer comment améliorer. Transmettre les solutions que l’on découvre. Enseigner nos compétences et nos facilités. Exiger que tout le monde soit considéré. Explorer l’inconnu.
01.04.20
Il y a moins de paquets de farine et de paquets de pâtes au supermarché. Les caissiers, les caissières, les vendeurs, les vendeuses portent des masques bleus. Le haut de la caisse est séparé par une plaque transparente en plastique. Dans la rue, il y a vraiment moins de voitures et de personnes. Les gens qui se croisent le font à une distance anormalement grande. Le chant des oiseaux n’est pas recouvert par un autre bruit. Les voisins ont leurs volets fermés depuis le début. D’autres sont là chez eux tout le temps. Il n’y a pas de courrier dans la boîte aux lettres. Il y a une brique qui maintient la porte de l’escalier de secours ouverte. En fait, on ne sait rien. On ne voit rien. Depuis le début, depuis que ça a commencé, on ne voit rien de ce qui se passe. On ne voit pas le réel. Il n’y a plus d’expérience de ce qui nous arrive à tous. En fait, personne ne sait ce qui nous arrive. Presque, rien ne nous arrive. Régulièrement, on apprend qu’il y a des morts en plus. On entend des discours qui définissent le cadre de ce dont nous allons pouvoir faire l’expérience ou non. Mais nous ne sommes pas dans les hôpitaux. Nous ne sommes pas dans les réunions des ministres. Nous ne sommes pas dans les cimetières et les funérariums. On regarde des images sur des écrans, qui contiennent beaucoup de signes, et ces signes nous donnent des informations, ou bien nous en cachent. Par exemple, quand je vois les rues désertes en Colombie — où je ne suis jamais allé — je manque la température, la chaleur, le vent, les couleurs, la lumière. D’ailleurs, ici, depuis quelques jours, la lumière est extrêmement belle. On voit ces images dans les écrans et ça supprime toute expérience. On croit découvrir de nouvelles choses, être au courant de ce qui nous arrive à tous, et même sur toute la planète, et en fait, on ne voit rien, c’est nous qui sommes dans l’image, supprimés dans l’image. On est dans le même décor depuis le début, c’est nous dans le film, sans expérience du monde, enfermés dans un scénario dont on ne connaît pas la fin. Depuis le début, aussi, j’écris ici ce journal, et il y a tout ce que l’on a pu lire sur les gens qui écrivent en ce moment et qui le donnent à lire. C’est venu pour remplacer l’expérience. Pour avoir quelque chose qui passe à travers. Le réel qui n’existe pas ou plus, qui rentre dans le corps ou qui manque, et puis le langage qui tente maladroitement de prendre le relais, de faire la courroie de transmission. On ne voit peut-être pas mieux, on ne comprend peut-être pas mieux, on n’accède certainement pas davantage au réel, on élimine progressivement, et jour après jour, les mots et les formules qui cadrent trop, qui enferment les sensations, on se déleste d’un peu d’impuissance, on essaie. On tente d’apprendre quelque chose. Il y a cette phrase de Paul Auster trouvée dans un livre de Claude Régy : « L’acte d’écrire apparaît donc moins comme un agencement du réel que comme sa découverte. C’est un processus par lequel on se place entre les objets et le nom des objets, une façon de monter la garde dans cet intervalle de silence, de rendre les objets visibles — comme pour la première fois — et de posséder alors leurs noms. »
02.04.20
Est-ce que tu es d’accord pour la levée du confinement ? Est-ce que tu es d’accord pour sortir dans la rue et serrer la main des gens ? Est-ce que tu es d’accord pour mettre un masque quand tu sors dans la rue ? Est-ce que tu es d’accord pour passer un test avant de sortir ? Est-ce que tu es d’accord pour installer une application sur ton téléphone ? Est-ce que tu es d’accord pour toujours sortir avec ton téléphone ? Est-ce que tu es d’accord pour vérifier la contamination de quelqu’un avant de le rencontrer ? Est-ce que tu es d’accord pour ne plus aller dans un EHPAD ? Est-ce que tu es d’accord pour ne pas partir à l’étranger ? Est-ce que tu es d’accord pour que tes données soient collectées ? Est-ce que tu es d’accord pour que l’on puisse savoir où tu es allé ces derniers jours ? Est-ce que tu es d’accord pour que l’on te prenne ta température tous les jours ? Est-ce que tu es d’accord pour ne plus te réunir à plus de dix personnes ? Est-ce que tu es d’accord pour que ton compte bancaire soit bloqué si tu refuses les mesures ? Est-ce que tu es d’accord pour ne pas pouvoir faire tes courses sans prouver ton bon état de santé ? Est-ce que tu es d’accord pour subir des contrôles dans ton quartier ? Est-ce que tu es d’accord pour continuer à travailler chez toi plusieurs mois ? Est-ce que tu es d’accord pour que l’on ne te demande pas ton accord ? Est-ce que tu es d’accord pour travailler gratuitement pour rattraper les contrats payés ? Est-ce que tu es d’accord pour reporter d’un an ce que tu ne peux pas faire ce mois-ci ? Est-ce que tu es d’accord pour parler à un drone dans la rue ? Est-ce que tu es d’accord pour récupérer ton courrier dans des lieux aseptisés ? Est-ce que tu es d’accord pour que certaines populations restent confinés pendant que toi tu commences à sortir ? Est-ce que tu es d’accord pour que l’on garde les frontières de l’Union Européenne fermées ? Est-ce que tu es d’accord pour perdre certaines libertés ? Est-ce que tu trouves que cette crise est en train de tout changer ? Est-ce que tu trouves que cette crise est en train de tout aggraver ou révéler ou justifier ? Est-ce que tu es d’accord pour tout recommencer ?
03.04.20
Démasqués, mis à nu, sans possibilité de se cacher d’abord, dans un moment où, pour ceux qui restent chez eux, ce n’est pas une autre vie qui se met en place, mais exactement celle qui était présente jusque-là, et que l’on parait d’atours, d’artifices, d’illusions, de ce qui tisse une société dans ce qu’elle déploie comme jeux de rôles, jeux de pouvoirs, et qui se trouvent désormais un peu abandonnés, ou du moins réduits à leur stricte essence. Qui révèle alors la dernière chose qu’il lit, la dernière chose qu’il regarde, les photos, les images de la peau et de ses âges, et sans pudeur, puisque désormais, cette vie-là, celle que l’on masque d’ordinaire derrière les apparences sociales, celle-là a acquis sa légitimité. On découvre jour après jour l’intérieur de la chair domestique des amis, comme des simples relations professionnelles, et ce sont autant de nouveaux tableaux de caractère dans le musée d’images de notre pensée. Sans possibilité de se protéger ensuite, dans un moment où, pour ceux qui sortent de chez eux, ceux qui travaillent au dehors, ou bien à l’intérieur, confinés au travail, car cela est désormais possible, c’est, dans certains endroits, la seule manière de se protéger, rester au travail, continuer coûte que coûte, ce n’est pas une autre vie qui se met en place, mais exactement celle qui était présente jusque-là, et que l’on ne voulait pas voir, que l’on faisait semblant de considérer, et que l’on méprisait, que l’on niait, et qui était forcée de se rendre dans la rue, de marcher dans la rue, pendant des heures, des semaines, des mois, pour pouvoir dire à quelle point elle est essentielle, à quel point ceux-là même qui, aujourd’hui comme hier, ne sont pas protégés, qui ne se protègent pas, ni contre la fatigue, ni contre la souffrance, ni contre l’horreur, ni contre la perte ou le deuil, ceux-là sont ceux qui nous protègent aujourd’hui par leur travail essentiel — le service public — qui est, dans la cohorte trompeuse de la langue, une expression enfin juste, dont il faut peser les mots, car ils nous rendent service, ils se mettent en position de servir, et on oubliera jamais, ne serait-ce que pour demeurer vigilants, que ce mot, il prend sa racine dans le latin qui dit l’esclave. Et il y a ceux qui n’ont jamais eu de masques et qui n’en auront jamais. Parce que, quand on dit que la moitié de la population mondiale est confinée, cela veut dire que l’autre moitié ne l’est pas. Et qu’est-ce qu’elle fait d’habitude cette autre moitié ? Sinon vivre dans la plus simple nudité, sinon faire en sorte que nous puissions vivre habillés (et pas seulement métaphoriquement), sinon nous fournir des masques, des écrans, pour ne pas regarder leur peau nue, fragile, qui se met en danger pour survivre. Alors, quand on se met à réclamer des tests, quand progressivement on se met à vouloir savoir, à tester avec la science pour que l’invisible ne soit pas impalpable mais se transforme en matière tangible, et autrement que dans la mort, cela veut bien dire ce que cela veut dire. Cette absence de masques, cette pornographie des existences qui ne se trouvent pas du tout changées, qui sont exactement comme avant — ceux qui profitaient profitent, ceux qui subissaient subissent — et qui deviennent progressivement insupportables (chaque jour qui passe est offert par la vie de quelqu’un d’autre), cela ne change pas du monde d’avant, au contraire, cela le réactive, plus fort, plus violent, en plaçant les corps dans des positions de sacrifice, de labeur, de torture. Or ces chemins de croix-là, ceux de l’industrie et de l’économie mortifères des corps, il nous semblait pourtant bien qu’il fallait absolument, concrètement, matériellement, s’en débarrasser.
04.04.20
S’il y avait un temps de jachère dans le flot incessant des programmations, si d’un coup on suspendait toutes les représentations, toutes les dates de tous les spectacles, et que pour un an — disons une saison — il n’y avait plus rien à l’affiche. Plus rien du tout. Si nous devenions tous les ennemis du théâtre, alors peut-être pourrait-on voir surgir ce qui veut vivre et ne peut pousser. On verrait les générations retrouver la force de créer. On verrait peut-être l’abandon des batailles, la levée des compétitions, l’arrêt des courses à l’originalité ou au plaisir des princes. Si l’on donnait à tous pendant un an la possibilité d’ôter la pression de la réussite, de la survie, de la carrière, des représentations et des tournées, peut-être verrions-nous alors d’autres invités venir à notre rencontre avec le désir d’autre chose, avec l’appétit de la vie et des corps à l’intérieur du leur. On pourrait peut-être arrêter de repousser hors du cadre tout ce qui nous dégoûte, tout ce que la norme impose de rejeter. On pourrait peut-être respirer un souffle qui ne soit plus fait des mots ressassés mais qui s’imprègne de la réelle et fragile condition d’être. On pourrait peut-être changer le paradigme, arrêter la course à la création, à la production, au monumental et au marathon. On verrait peut-être dans l’art du théâtre des zones inexplorées qui regarderaient le théâtre actuel comme une chose ringarde dont il faut se débarrasser. On permettrait peut-être à la vie de se mettre en accord avec la vie, avec les organismes, avec l’avancée perpétuelle des eaux d’une forme à l’autre de la rivière. On découvrirait — qui sait — sans doute des formes d’existence oubliées, secrètes, maltraitées, opprimées et dont on a, jusqu’ici, cru parler en les nommant, alors que l’on ne faisait que les réduire à l’état de choses représentées, représentables, signifiantes et digestes. On retrouverait peut-être dans le théâtre sa capacité à bousculer l’ordre, le système établi, son indépendance à l’égard des monarques qui décident qui a droit de survie ou de mort sur les plateaux, sa folie que l’on renommera art. On laisserait la place à la contradiction comme principe de construction fondamental, à la forêt de paradoxes, à la destruction des discours clairs, établis, définitifs. On soulèverait le joug des goûts et des opinions. Car ce ne serait plus un loisir que l’on viendrait commenter, un met délicat que l’on noterait, une émotion dont on se rassasierait, mais un élan brutal, une barbarie interne, un tremblement de terre, une catastrophe naturelle, un séisme à la véritable hauteur de l’être ou du monde, quelque chose comme l’amour, comme le désir, quelque chose qui embrasserait la vie et les monstres, et qui protègerait les existences contre le labeur, la domination, le pouvoir d’un système — il faut le répéter — qui veut oppresser et exploiter nos vies. (extrait de L’ennemi du théâtre, janvier 2020).
05.04.20
Il y a une émission de radio, diffusée le 19 février 2020, Par les temps qui courent, de Marie Richeux, et dont l’invité, ce jour-là, est Charles Juliet. On l’entend pleurer. Plusieurs fois. Ce poète de quatre-vingt-cinq ans, dont la mère est morte de faim dans un asile à trente-huit ans pendant la Seconde Guerre Mondiale (c’est-à-dire exactement à la même période d’internement subie par Antonin Artaud) et qu’il a dû enterrer à sept ans, après avoir appris son existence, pleure à la radio comme un enfant. Charles Juliet publie son journal depuis 1957. À la radio, il dit : « Je me suis enfoncé dans la rédaction d’un journal sans même que j’ai pris un jour la décision de tenir un journal. Et ce journal, évidemment, il est indissociable de l’aventure que je vivais, et c’est aussi grâce à cette écriture que j’ai pu préciser les choses, les découvrir, et j’avais à m’enfoncer dans ma mémoire, dans mon inconscient, pour essayer évidemment de me clarifier, parce que j’étais vraiment dans une très grande confusion. Là encore je n’ai rien choisi, mais j’ai subi cela. Et au départ, j’ai vraiment vécu des années infernales, puisque j’avais ce besoin d’écrire et que je n’arrivais pas à écrire. J’avais trop de problèmes, trop d’émotions. Par ailleurs, j’étais écrasé par les grands peintres du passé, et je m’apercevais que je n’avais aucun talent, donc ça a été des années vraiment difficiles. En fait, j’ai mis vingt ans pour parcourir ce long chemin qui m’a conduit donc de la grande confusion à mon premier journal publié aux éditions P.O.L, puisque j’ai eu la grande chance de rencontrer un éditeur qui était tout jeune, qui commençait, et qui était assez audacieux, je dirais assez inconscient, pour publier le journal d’un inconnu. » Il dit les derniers mots dans un sanglot, il s’excuse, il s’arrête et il pleure. Il ajoute : « Excusez-moi, mais si je suis dans cet état, c’est aussi pour des raisons particulières donc, j’ai un état d’hypersensibilité. » Et enfin, en direction de Marie Richeux, dans un murmure : « Parlez, vous ! » Après une semaine de sidération, une autre de reconstruction, celle-ci serait plutôt à placer sous le signe de la désolation. Alors, parlez, vous.
06.04.20
Le mot crise, il a un pays d’origine, la Grèce antique. Là-bas, il prend la forme du verbe κρίνω, qui veut d’abord dire juger. En fait, littéralement, ce qui construit le sens de la décision, c’est la même racine indo-européenne qui donne l’idée de couper, de séparer, de trier, et donc, par extension, de choisir, de prendre une décision, de prononcer un jugement. Et ce qui est assez terrifiant, ce qui peut paraître dangereux, dans cette période de crise (dont on pourrait aussi estimer qu’elle n’est que le sommet d’un iceberg que l’on voit depuis plus longtemps), ce n’est pas le fait que tout puisse redevenir comme avant, que tout revienne à la normale, et ce n’est pas non plus l’inconnu, la précarité de l’avenir (car cela, pour beaucoup, et depuis longtemps, on s’y confronte), c’est peut-être davantage l’idée que tout peut être remis en cause, et que, dans ce tout, il y a aussi des choses que l’on a mis du temps à obtenir — je parle de droits — et que l’on pourrait bien perdre très rapidement. Nous sommes à un endroit où il faut se battre, où il faut pousser très largement dans un sens pour que le nouveau monde, ce ne soit pas celui dont l’ancien rêve d’accoucher depuis si longtemps, celui de la surveillance, celui de l’information biologique, celui de la communication numérique généralisée, pour que demain, la réponse aux problématiques de l’école, de la santé, des transports, de la culture, ce ne soit pas de nouveau des conseils d’administration de grandes entreprises qui s’en chargent. Il y a un autre mot aussi, qui aide, parce qu’il est forgé sur la même racine dont on vient de parler. C’est la critique. Ça aussi, une manière de décider, de trancher (et dès que ce mot apparaît, je pense à Kafka qui dit qu’un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous). À propos de Kafka, d’ailleurs, je n’ai pas encore parlé de ce texte qui s’appelle Le Terrier, et qu’il faudrait absolument relire en ce moment, notamment pour ceci : « Dans mon tas de terre, naturellement, je peux tout rêver, je peux même rêver d’une entente, bien que je sache parfaitement que cela ne puisse pas exister et que dès l’instant où nous nous verrons, que dis-je ? où nous nous sentirons à proximité l’un de l’autre, nous sortirons griffes et dents avec un nouvel appétit, même si nous sommes repus, tous les deux au même moment, pas une seconde plus tôt, pas une seconde plus tard, avec une égale folie. » Je me demande quelle est cette créature, cet ennemi invisible qui rode autour du terrier de Kafka, qui bruisse dans la nuit, dont on ne peut préciser la position, et qu’il faut à tout prix empêcher d’envahir l’espace à l’intérieur, éviter qu’elle ne s’empare de cet espace vide au sein duquel, quelques instants, cet homme-animal qui se sert de son front pour creuser, heureux quand il n’entend plus rien, attend. Or, nous sommes, ici aussi, saturés par le bruit du silence, saturés par la remise en cause permanente des parois protectrices, les attaques contre notre peau, au point de réduire notre jugement à la possibilité de sortir ou de rester, mais, demain, quand il deviendra possible de sortir, à certaines conditions, quelle critique pourrons-nous faire de nos enfermements, de nos agencements, de nos petits châteaux de sable construits à même le sol pour nous distraire, pour nous divertir, pour nous éloigner de notre incapacité (quand même assez flagrante) à penser la révolution ?
07.04.20
Le bruit du silence est arrivé hier dans les dernières lignes. Voilà trois semaines que j’écris ce journal et je crois n’avoir épargné aucun accent, du lyrisme à la politique, du prosaïque à la poésie, etc. Il n’est pas question d’arrêter d’écrire, je mesure la chance que cela représente de pouvoir se lever tous les matins, de rassembler les débris de langage dans le crâne, de tenter de composer quelque chose, et d’être lu. Mais je sens aussi, depuis trois semaines, combien la modeste épreuve, traversée à mon échelle, ne peut être uniquement envisagée comme une parenthèse, comme un fruit dont il faut tirer le jus. Quelque chose de plus long, de plus profond, de plus difficile se joue, pour lequel il faut se préparer, pour lequel il faut non plus de l’activité mais du travail. Se retirer, le plus possible, et ne plus répondre qu’aux injonctions essentielles, car je sais combien il y en aura bientôt aussi des futiles, des illusoires, dont on peut tenter de se prémunir dès maintenant. Le journal continue mais ne sera plus en ligne. À la publicité, à l’outrance des contenus, aux sollicitations débordantes, il me faut répondre quelques temps au moins par le bruit du silence. Ce n’est pas une leçon que je veux donner, c’est une mise en garde pour moi-même. L’écriture est une puissance extrême. Par sa capacité à découvrir et construire le réel, elle donne un sérieux avantage, pour peu que ce ne soit pas une honte, pour peu que ce ne soit pas obscène. Je crois possible d’atteindre avec elle et avec le temps un endroit d’où il sera possible de repartir, avec la force de frappe nécessaire pour ne pas succomber aux mêmes pièges. Et dans le langage, dans la parole, dans les discours, dans les mots de demain, il y en aura, des pièges, il y aura les dignes créatures des spectres d’aujourd’hui. On a beaucoup fustigé la nécessité de reconstruire, une fois la crise passée, de ne pas retourner à la normale. Je n’ai jamais cru à la norme du monde d’avant, et la crise me paraît ne pas avoir encore eue lieu. Seule une petite frange de la population est confrontée tous les jours à la terreur, à la mort, et à des dilemmes moraux insoutenables qu’aucun politique n’a à trancher. La crise est pour demain, quand il faudra décider quoi dire et quoi faire pour que rien de la catastrophe, dont nous vivons les prémices, ne puisse se reproduire. C’est à cela que je veux travailler maintenant, à tailler dans mon coin, à aiguiser mon couteau en silence, à me tenir prêt.
08.04.20
Nos corps cernés par les machines. Des outils qui s’élaborent de manière autonome, pas de manière indépendante, mais avec une loi qui échappe la nôtre, ou qui remplace progressivement la nôtre. On ne peut que s’étonner de voir à quelle hybridité nous parvenons, combien nous sommes capables d’entrer en dialogue avec des objets qui fonctionnent, de nouveaux organes à l’extérieur de nos corps. Notre langage s’adapte. L’idée de solitude a disparu. Elle est un nouveau paysage étranger dans lequel nous ne parvenons plus à entrer. À côté, les livres posés sur le bureau, rangés dans la bibliothèque, paraissent comme des forêts déployées, disponibles à l’errance et à la rêverie. Danser dans les ruines, ces mots écrits sur une feuille de brouillon en pensant à l’Europe, et pourtant, personne ne danse en ce moment. Personne ne trouve la force d’inventer. Les écrans recadrent les rêves, les découpent, les fragmentent, les projettent, les diffusent, et cela devient un carnaval désolé. Pourtant, la vie tranquille s’installe toujours pour la majorité. Ceux qui avaient à manger, qui avaient un toit, qui avaient un travail, tous ceux-là, peut-être, se réjouissent de cette séparation du monde commun menée jusqu’à son terme. L’interdiction embarrasse bien sûr, est-ce seulement parce qu’il s’agit d’une interdiction ? Je vois les arbres plantés dans le sol, les feuilles qui poussent très rapidement maintenant que le soleil se diffuse quotidiennement. Sans bouger de leur emplacement, ils grandissent, se déploient, s’ouvrent à la réception du monde. Nos corps seront-ils bientôt ces mêmes véhicules ? Des centres d’opérations connectés à des organes numériques qui démultiplieront nos facultés, nos capacités de gestion à distance. Un lot de sensations certainement procurées par des visions virtuelles. Nous nous y préparons. La nourriture arrive par camions, par avions, par conteneurs, par trains, par livraisons à vélo, par écrans. Un mois de salaire permet d’acheter un outil qui évite de se déplacer. Dans la nuit qui emmène d’un bloc à l’autre, il est possible encore de trouver quelques visions, quelques sensations profondes qui se réveillent une fois toutes les machines arrêtées. Avant de dormir, je contemple quelques instants les nouveaux mots, les paroles qui adviennent dans mon corps quand il cesse de fonctionner. Les récoltes ne sont pas toujours réussies. Il faut attendre encore et vider, vider.
09.04.20
Qu’est-ce qui se trouve, là, au fond du corps, et qui se réveille peu à peu alors que toutes les défenses habituelles tombent ? Ce temps à l’intérieur duquel nous ne nous déplaçons pas, qui nous entoure et nous enrôle comme un fantôme silencieux, il épuise les résistances. Les émotions se raréfient, comme si elles n’avaient jamais été que mises en mouvement par les autres, toujours par les autres. On se tient sur la passerelle, au-dessus du vertige, cramponné à ce que l’on peut encore attraper, et la lucidité nous empêche de prononcer un mot, tout pourrait s’écrouler. Les édifices de ces derniers mois, ces dernières années, lorsque nous vivions dans un monde d’artifices dont on pouvait se réjouir de jouer sans être dupe, se sont évanouis, et il ne reste que l’horizon, plus rien entre soi et l’horizon terrible, la chaleur blanche de ce qui pourrait advenir à mesure que tout tombe. Les corps tombent, les résistances succombent, les dispositifs mis en place par l’humanité pour saisir à l’intérieur de la mort l’espace de la vie et le faire flamber, comme un feu de campagne dont l’odeur nous atteint sur des kilomètres, nous rappellent le passage des saisons, nous appellent à l’aide désormais. Qui prophétisait le calme de la catastrophe ? Ici, c’est un bruit incessant de commentaires, de torpeurs, de décisions désordonnées, et notre cerveau peine à aller chercher l’oxygène dont il a besoin pour sentir. Les livres posés sur la table parlent-ils du monde d’avant ? L’avant de cette suspension, nous le construisons à partir des claques encaissées chaque jour. Nous n’avons pas été à la hauteur, nous n’avons pas suffisamment lutté, nous ne pouvons plus nous contenter de marcher dans la rue ou d’écrire des textes politiques sur des pages internet. Même la publication, la publicité des paroles, tout a été progressivement verrouillé. La pensée s’autofinance et satisfait des communautés d’esprits. La jeunesse s’utilise elle-même comme levier jusqu’à l’épuisement. Alors seulement il est temps de céder la place, comme si l’on avait fait ce qu’il fallait pendant le temps imparti. L’héritage n’est pas celui des conquêtes mais des hypocrisies. Pour construire demain, d’abord, et peut-être avant tout, faudrait-il une entreprise de vérité, de sincérité, qui évacue les arrangements à l’amiable et le temps gagné sur l’action.
10.04.20
La notion de jour d’après est apparue en réalité très tôt dans le vocabulaire collectif. Très vite des initiatives, des tentatives se sont mises en place pour essayer de penser, déjà, à ce que sera demain, et qu’il ne faut pas laisser ce moment qui nous arrive nous échapper, ne pas laisser l’Histoire se faire sans nous. C’est évident, personne ne souhaite que ceci soit uniquement un accident de parcours, une blessure qui cicatrise et que l’on oublie. Pourtant, l’idée même d’après, l’idée même qu’il y a une nouvelle rupture qui va se produire dans le temps, et qui fera de ce que nous vivons un passé, paraît inaccessible. D’abord, parce que l’après, c’est déjà maintenant. Nous sommes déjà dans l’après de ce que nous connaissions. Nous étions les habitants d’un monde capitaliste violent et inégalitaire, dans lequel des consciences tentaient de désarmer l’oppression. Nous sommes maintenant dans un monde tout à fait globalisé, pour ne pas dire totalitaire, dans lequel nous nous demandons jusqu’où nous serons prêts à aller dans le renoncement à nos libertés. Le premier soin de l’Homme est sa conservation, dit le philosophe. De là à la servitude volontaire, il n’y a peut-être qu’un pas. Nous vivons d’ores et déjà dans un après de ce que nous avons connu, un après que personne n’aurait pu imaginer, ou bien comme une dérive possible du néolibéralisme contre lequel nous espérions nous prémunir en luttant. Pas assez visiblement. L’autre raison, qui fait de cet après un étrange paradigme, est que l’on voit mal, hormis par des croyances religieuses que le virus n’a pas l’air d’avoir tuées, comment un après pourrait se manifester alors que notre champ d’action a été considérablement réduit. Nous avons renoncé à aller voter, ne l’oublions pas, collectivement et en estimant que c’était une bonne chose. Ce qui signifie que, dans la situation présente, nous avons admis soit que la démocratie ne passe pas uniquement par le vote (il y a actuellement des maires en France qui sont en poste alors qu’ils ne devraient plus l’être) soit que la démocratie ne peut pas résoudre le genre de crise que nous traversons, et qu’il nous faut maintenant un régime, une autorité, une discipline que seule la dynamique totalitaire de la guerre peut nous donner (réquisition, union, dévouement, sacrifice etc.). En d’autres termes, le chemin n’est pas particulièrement pavé pour un changement de système plus juste, plus égalitaire, plus respectueux. Néanmoins, on ne peut pas ne pas considérer qu’il va encore y avoir des changements, peut-être pas un après, mais des variations encore de l’état de crise dans lequel nous sommes entrés. Face à cela, le plus urgent me paraît de comprendre comment un mouvement collectif sera de nouveau possible, comment ce mouvement pourrait être amené à défendre certaines valeurs, certains principes, en opposition à un monde désormais en roue libre pour le meilleur et pour le pire (surtout pour le pire apparemment), et surtout comment ce mouvement pourrait prémunir l’ensemble de la population contre toutes les atteintes qui ne manqueront pas de lui être administrées de force. Il n’y aura pas de vote, il n’y aura pas de référendum sur le monde de demain. Voilà une certitude. Voilà qui révèle combien la démocratie, si elle veut survivre, ne peut pas se limiter au seul cadre qui lui était jusqu’à alors prescrit. On peut faire une archéologie critique. Dans chacun de nos domaines, trouver ce qui doit absolument changer et inventer ensemble ce changement. C’est peut-être une solution. Mais pour résoudre l’incroyable équation déficitaire du monde, il va falloir autre chose qu’un simple chantier de fouilles.
11.04.20
Un livre noir. Griffonnées sur chaque page les choses dont nous ne voudrions plus jamais. On arrive à la page où plus jamais n’est plus possible. Assoiffés de se libérer de la fatalité, de construire un monde de toutes pièces, dans lequel nous puissions échapper au destin, nous avons désormais enclenchés des dynamiques, des processus que nous ne parvenons plus à maîtriser. Nous touchons à la défaite. L’humain le voit de plus en plus, il est des choses contre lesquelles il ne peut rien. Cependant, les destructions qu’il a commises, volontairement, et depuis des siècles, celles-là, il doit pouvoir trouver le moyen de les réparer. Demain, quand nous pourrons sortir dans la rue, masqués, à distance, peut-être suivis, tracés, traqués, filmés, surveillés (on peut imaginer), quand nous marcherons et que nous croiserons le regard des autres que nous n’avons pas vus depuis si longtemps, et pas simplement les amis, les proches, ceux qui sont des autres apprivoisés, mais les autres qui symbolisent pour chacun le reste du monde, inconnu, inaccessible, hors de portée, le nouveau livre que nous commencerons à écrire, est-ce qu’il sera fait de davantage de pages blanches que de pages pleines ? Tu marcheras dans la rue, tu feras la liste des interdictions, tu respireras la joie retrouvée, tu accepteras les impossibilités, tu ne prendras peut-être plus en considération ce que ta liberté réclame. Nous nous sommes inscrits au-delà de l’interdépendance. Nous continuons un modèle où celui qui vit le fait au détriment de celui qui meurt. Le progrès scientifique, social, économique nous masque les sélections et les coûts. Qui fabrique les masques dont nous avons besoin ? Dans quelles conditions ? Au prix de combien de vies ? Nous sommes-nous mis à produire localement parce que c’était moralement la meilleure chose à faire ou bien parce que la survie de l’économie en dépend ? Tu reprendras tes activités, et quelles sont-elles, des loisirs, des occupations, des sorties, les ornements d’une vie modeste et bourgeoise, qui tente de se faire discrète tout en maintenant un degré de plaisir et de dignité suffisamment élevé pour ne pas avoir honte. Tu écris un livre rouge avec des morceaux de chair que tu ramasses sur ton passage. Dedans, on trouve les morts qui ont précédé, qui ont permis le monde d’être ce qu’il est, qui sont tombés en résistant, et tu t’interroges exactement sur les récits, tu envisages péniblement l’héroïsme aujourd’hui, la résistance et le refus des outrages, des humiliations, des crimes, dans un monde qui garde toutes les traces et effacent toutes les protestations. Documentant, amplifiant, reproduisant les formes passagères de nos existences, nous avons déjà maintenu à distance la vie des autres. Éloigner leurs corps, leurs souffrances, leurs désirs, tout cela est la recette de la quiétude contemporaine. Tu creuses à chaque nouvelle présence, pour chaque être que tu rencontres, un peu de ta chair. Tu ne lui donnes pas de forme, tu retires ce qui pourrait faire obstacle entre la conscience, la sensation, et la volonté. Après tout, demain, nos paroles ne pourront se lier sans relire les lignes des journées silencieuses, sans accepter les horreurs qui chevauchent nos rêves, sans discerner dans l’obscurité les apparitions, les fantômes, les délires. Nous aurons besoin d’écouter ce que nous n’avons ni le droit ni la possibilité de dire.
12.04.20
Neutralisés, isolés par notre volonté, comme la conscience d’un corps uniquement préoccupé de sa survie, nous ne pouvons plus rassembler nos présences. Chacune des fenêtres de notre maison est calfeutrée, les rideaux tirés, et aucune fumée ne s’échappe de la cheminée. Nous nous terrons dans le langage. Lui seul, les sons, les images, les mots transformés en signaux électriques, cela seul nous garantit que le monde existe. Notre corps nous pèse, affairé à aucune démarche, aucun trajet, tandis que d’autres corps luttent pour rester ici, tandis que d’autres accomplissent des tâches à distance, en tenant de se maintenir à distance des autres corps. Les heures nous transforment en êtres neutres, uniquement préoccupés du souci de la conservation, de la protection, de la possibilité de maintenir son existence telle qu’elle a toujours advenu. Les êtres politiques disparaissent peu à peu, seules quelques réactions, quelques résumés, entretiennent une relation critique. Confondus, ramenés aux rangs d’individus peuplant arbitrairement le monde en une époque donné, faire société a pris le sens définitif de contrôler la masse, diriger la foule, et prévenir la différence. Du moins est-ce le récit que l’on en fait. Privés des sens, en dehors de la gestion du métabolisme, nous nous lançons à la recherche des dernières miettes de sensations, d’émotions, et il est rare que l’on puisse mettre la main sur ce qui faisait hier le tremblement ou la joie des découvertes. Inactifs, pour la plupart, même en travaillant à distance, nous sommes toujours proches d’une fonction, et réduits à l’exercer dans la clandestinité, de loin, comme des vigiles dans le poste de sécurité du désastre. Nous ne savons pas très bien contre quoi il faut se prémunir. Peut-être l’ennui, peut-être la mort, peut-être la réalité du monde, dont les tragédies continuent à exploser, à se répandre dans chaque rue d’un monde pillé. On ne nous prédit pas le changement, ou la révolution, ou l’amélioration, mais le rattrapage, comme si le temps était gaspillé, gâché, ruiné, la récupération du modèle ancien, la possibilité d’y retourner peu à peu, comme si nous ne dansions pas déjà au milieu des ruines. Voilà longtemps désormais que, pour la plupart, la société se résume à une ruine de la vie, à une dégradation des rêves, des imaginaires, à une défenestration des possibles. Pour la plupart, encore, cet apparent temps de pause aggrave le cauchemar, le partage, le répand, l’augmente démesurément. Et il nous faut habiter cette réalité-là aussi, ne pas la réduire à une impuissance, à une neutralisation des forces, pour ne se préoccuper que de demain, mais penser aussi, et déjà, aujourd’hui, c’est-à-dire cette impossibilité de se serrer les uns contre les autres, de raffiner notre compréhension, nos émotions par la découverte du tressaillement d’un sourire, par l’intonation d’une tristesse, par la fuite des yeux. Demain ne sera pas un nouveau réel, une nouvelle construction collective éclairée, mais la suite, la variation de nos conditions de détention, la survivance de nos émotions et de nos pensées de la nuit dans les premières rencontres du matin.
13.04.20
Exister, des tentatives pour, à tout prix, émerger de la foule, de la masse, et sauver sa peau. Fabriquer avec ses mains une petite capsule pour échapper à la sensation de la gravité, et faire le deuil avant tout le monde, montrer que l’on a déjà évolué, appris, que l’on a été choisi. Se prendre pour quelqu’un d’autre, quelques heures, simplement, pour ne pas reconnaître comme l’on est minable tout à coup, et impuissant, et jouissant du luxe d’une tranquillité immonde. Se vautrer dans la culpabilité, dans la honte, et consentir à disparaître un peu du bruit. Faire de l’art, sans définition, poser un geste, une manifestation, qui soulage la sensation d’invisibilité, qui alimente la fascination des autres. Dehors, de l’abandon, des corps qui errent au plus vite, qui s’activent pour amasser, et dans leurs formes ébahies, traversées, les images nouvelles d’une vie en sourdine. Une vague silencieuse recouvre le monde, et dans les tunnels, dans les constructions souterraines, on entend encore le souffle de l’explosion. L’impossible s’approche, il a les yeux d’un monstre que l’on pensait apprivoisé. On fabrique du temps occupé, avec plus ou moins de valeurs ou de nécessité, s’alimenter, soigner, converser, produire encore. Avec le monde à l’arrêt, on compose une existence où l’amour ne veut plus de nous, et où tout a l’air de très bien se passer. Les inutiles restent chez eux et attendent que leur tour revienne. Il n’y a plus rien à consommer, plus rien qui brûle pour nous. Dans ce corps que je n’ai pas choisi, avec cette vulnérabilité qui ne peut que se dégrader, dans cette vie où les forces d’attraction s’épuisent, ce qui nous manque le plus, c’est peut-être de ne plus être étourdi. Que l’on soit à la tâche ou non, le rôle de chacun est tout à fait clair, et pour la plupart, superflu. Les maigres stratagèmes qui demeurent pour nous ôter le poids de l’être paraissent ridicules. Même, en colère, en résistance, avec toutes les précautions du monde, on se retrouve vide, lassé, abandonné. Le sens que l’on cherche, la patience, dans une trajectoire jusqu’ici faite d’accidents, d’erreurs, de décisions, de libertés, de désirs, il peine à sortir de sa cage. Il faut le tirer par la laisse, l’appâter, le pousser, le traîner. Il craint le monstre à l’extérieur. Le cri de désespoir du monstre. La palpitation de sa respiration chaque fois que l’on prononce le mot divertissement. Entre le désespoir et l’indifférence, comme autrefois Ulysse balayé d’un rivage à l’autre, les âmes voguent entre les informations, entre les mots, entre les apparences. Ce que l’on matérialise, les petites traces que l’on laisse encore, les rituels que l’on croit dresser sur la place publique, rappellent nos jouets d’enfant auxquels nous ne croyons plus. Chaque mot crie je suis là je suis là je suis là. Il n’y a plus de force. Ce qui était indépassable auparavant, invisible, impossible à décrire, à définir, simplement à imprimer, l’est toujours autant. La catastrophe ne nous permet pas davantage de nommer l’étendue de la mort, de la présence de l’imaginaire qui se déploie entre nos corps, dans les sons, dans les fumées inodores de nos rêves. La crise ne fait pas de nous des êtres dotés d’une force supérieure, capables par magie de faire apparaître ce qui a disparu, ce qui, pour le moment, n’est plus là, plus du tout — cette tentative de composer des symphonies silencieuses dans le néant, d’harmoniser ou de déconstruire les organes et les corps des humains, de frapper à la porte de la mort et de sourire. Non, glacés dans des retransmissions, des diffusions, des captations, nous révélons l’affaiblissement de notre puissance. Pour quelques temps, nous ne sommes plus capables de faire le théâtre, de jouer un rôle. Cette crise de l’artifice, du mensonge, de la métamorphose, cette disparition, peut-être l’accepter en silence.
14.04.20
[…] nous sommes […] nous ressentons […] cette période est […] on habite […] on ne dispose pas […] les tensions sont […] les risques de violence dans la famille scandent […] nous mesurons […] nous avons progressé […] nos fonctionnaires et personnels de santé, médecins, infirmiers, aides-soignants, ambulanciers, secouristes, nos militaires, nos pompiers, nos pharmaciens ont donné […] ils ont tenu […] les hôpitaux français ont réussi […] ceux qui s’y présentaient […] ces journées, ces semaines ont été et resteront […] j’en oublie tellement […] tous ont permis […] j’ai appelé […] vous avez fait […] l’épidémie commence […] les résultats sont […] plusieurs régions ont pu […] les entrées en réanimation diminuent […] l’espoir renaît […] je veux […] étions-nous préparés […] nous avons fait face […] nous avons donc dû parer […] ce virus était […] il porte […] soyons honnêtes […] nous avons manqué […] nous n’avons pas pu […] nous l’aurions voulu […] ces problèmes ont été identifiés […] nous nous sommes mobilisés […] je mesure […] on est […] il est […] une pénurie mondiale empêche […] les commandes sont désormais passées […] nos entreprises françaises et nos travailleurs ont répondu […] une production, comme en temps de guerre, s’est mise […] nous avons rouvert […] nous avons réquisitionné […] nous aurons […] imaginez-le […] nous aurons produit […] nous saurons […] nous allons […] j’ai vu […] nous en tirerons […] il s’agira […] soyons aussi justes […] ce qui n’avait jamais été atteint […] je remercie […] ceux qui nous ont nourris […] ce qui semblait […] nous avons su […] nous avons innové, osé, agi […] beaucoup de solutions ont été trouvées […] nous devrons […] ce sont […] je tenais […] c’est […] ce qui nous attend […] l’espoir renaît […] je vous le disais […] rien n’est acquis […] les services hospitaliers sont saturés […] le système est […] l’épidémie n’est pas […] nous devons […] elles seront respectées […] nous sauverons de vies […] le confinement le plus strict doit […] C’est […] C’est […] le lundi 11 mai ne sera […] je mesure […] je vous demande […] les règles prévues par le gouvernement devront […] Elles sont […] je demande […] je sais […] je demande […] la République le prévoit […] ces règles soient […] des couvre-feux ont été décidés […] c’était utile […] il ne faut pas […] il faut […] nous sortons […] je veux […] il n’y a pas […] l’extrême solitude, le renoncement à d’autres soins peuvent […] je souhaite […] le pays continue […] certaines activités sont interdites […] la sécurité des travailleurs et des entrepreneurs est bien garantie […] ils doivent […] les mesures de chômage partiel pour les salariés et de financement pour les entreprises seront prolongées et renforcées […] elles sont inédites et protègent […] le fonds de solidarité apporte […] je sais […] je l’ai entendue […] je l’ai lue […] j’ai demandé […] je souhaite […] les assurances doivent […] j’y serai attentif […] il y a […] un plan spécifique sera mis en œuvre […] des annulations de charges et des aides spécifiques seront mises en place […] ces semaines sont […] je veux […] j’ai demandé […] le conseil des ministres décidera […] le gouvernement apportera […] il le faudra […] Le 11 mai prochain, mes chers compatriotes, sera […] elle sera […] les règles pourront […] l’objectif premier demeure […] nous rouvrirons […] la situation actuelle creuse […] trop d’enfants, notamment dans les quartiers populaires et dans nos campagnes, sont privés […] les inégalités de logement, les inégalités entre familles sont encore plus marquées […] nos enfants doivent […] le gouvernement, dans la concertation, aura […] les cours ne reprendront pas […] le gouvernement précisera […] il s’agira […] le gouvernement préparera […] c’est […] les lieux rassemblant du public, restaurants, cafés et hôtels, cinémas, théâtres, salles de spectacle et musées, resteront […] les grands festivals et événements avec un public nombreux ne pourront […] la situation sera collectivement évaluée […] nous demanderons […] je sais […] je mesure […] je vous demande […] nous allons […] il faudra […] nous aurons […] l’utilisation la plus large possible des tests et la détection est […] nous allons […] j’ai demandé […] nous puissions continuer […] nous serons […] nous n’allons pas […] cela n’aurait […] toute personne ayant un symptôme doit […] les personnes ayant le virus pourront […] plusieurs innovations font […] vous en avez sûrement entendu […] le gouvernement aura […] il ne faut […] je souhaite […] nos Assemblées puissent […] les autorités compétentes puissent […] cette épidémie ne saurait […] nos frontières avec les pays non européens resteront […] nous déploierons […] vous connaissez […] il vous faudra […] son usage pourra […] ce sera […] le gouvernement présentera […] des points de rendez-vous réguliers se tiendront […] peut-on espérer […] pourrons-nous […] je sais […] je les partage […] ils sont […] j’aimerais […] nous n’avons pas […] une très faible minorité de Français ont contracté […] nous sommes […] les spécialistes appellent […] le virus arrête […] la première voie pour sortir de l’épidémie est […] tout ce que le monde compte […] la France est reconnue […] notre pays investira […] je porterai […] nous y travaillons […] il y a eu […] je le sais […] toutes les options sont explorées […] notre pays est […] j’ai tenu […] tout était essayé […] il ne s’agit pas […] on n’est pas sûr […] toutes les pistes soient poursuivies […] croyez-le […] nos médecins, nos chercheurs travaillent […] aucune piste n’est négligée […] aucune piste ne sera négligée […] je m’y engage […] je partage […] nous finirons […] nous aurons […] il nous faut […] regardez […] le virus semblait […] il revient […] il nous faut […] je sais […] je sais […] notre nation se tient […] on disait […] nous étions […] nous respectons […] on disait […] nous étions […] je veux […] cette certaine idée qui a fait la France est […] cela doit […] le gouvernement, le Parlement, notre administration, avec nos maires et nos élus locaux, auront […] je tâcherai […] les premières décisions ont été […] nous avons beaucoup poussé […] nous sommes […] nous devons […] nous ne gagnerons jamais […] nous pleurons […] notre monde sans doute se fragmentera […] il est […] il nous reviendra […] il nous faudra […] il nous faudra […] cela passera […] il nous faudra […] notre pays, aujourd’hui, tient […] les distinctions sociales ne peuvent […] les Français les ont écrits […] nous devons […] il nous faudra […] nous retrouverons […] ces quelques évidences s’imposent […] je reviendrai […] le moment que nous vivons est […] sachons […] il nous rappelle […] nous sommes […] nous l’avions sans doute oublié […] ne cherchons pas […] nous avions toujours cru […] sachons […] il y a […] je tâcherai […] nous aurons […] nous retrouverons […] j’en ai […] les vertus qui aujourd’hui nous permettent de tenir seront […] celles qui nous aideront […] prenez […] prenons […] nous tiendrons