Dans le cadre du dispositif Pas-à-pas, le metteur en scène Éric Lacascade, l’actrice Karelle Prugnaud, l’auteur Eugène Durif et leur équipe, ont généreusement accepté de nous accueillir pendant les deux dernières semaines de leur création Le cas Lucia J.. Ce qui suit est une tentative de témoigner au jour le jour de notre présence parmi eux.
03.12.18 – JOUR 1
La lumière, pas encore, mais les murs blancs, déjà, et le carré, tranché, un espace vide dans l’angle, le gradin rangé et quelques chaises disposées autour, des limites, pas vraiment. Le texte repris, annoté, réparé au scotch, un solo, une actrice, un tête-à-tête à trois, ou plutôt à quatre, Éric, Karelle, Eugène, et Lucia J., la fille de James Joyce, enfermée pour une raison que l’on découvrira bien assez vite. Tout est cru pour le moment, et peut-être est-ce cela déjà que l’on cherche à garder. Le travail est brutal mais tendre, on respecte le langage, et on fait attention au corps, surtout quand il saigne. Il y a un rideau, pour l’instant on ne va pas derrière, on cache des choses, pas celles attendues, et on en montre d’autres, et c’est encore moins attendu. Tout repose sur le jeu, ou presque, chaque mot est important, et même on prend soin des silences, mais vraiment, et des arrêts, et du rythme de l’ensemble, que le public, qui bientôt viendra, et découvrira de vraies surprises, puisse lui penser, ressentir, trancher peut-être, mais surtout voir ce qui est vivant et au travail, là sur le plateau, et alors, rencontrer probablement une femme dont James Joyce lui a déjà subtilement parlé dans Finnegans Wake, qui n’est autre que sa fille, dont on sait finalement peu de choses, sinon qu’elle a été enfermée parce qu’elle était folle, mais, vraiment, qu’est-ce que cela veut dire, la folie ? Et la folie de qui ?
04.12.18 – JOUR 2
La lumière arrive, on ne travaille plus dans une salle, mais dans la pièce, on prépare progressivement en rectifiant le cadre, préciser de plus en plus. Les mots en trop, dans le texte et dans la vie, les enlever, que cela déborde. On ne fait pas de dramaturgie hasardeuse, droit au but, et on transforme ce qui résiste. La scénographie s’éveille, des accessoires apparaissent, comestibles ou non. Éric cherche la détente, la fluidité, et Karelle navigue d’une surface à une autre, changeante, comme un caméléon, suivant l’éclairage, le lieu, la température. On dérive doucement à la recherche de Lucia J., sans être sur les rivages de la psychologie, plutôt de la représentation, afin que l’on se demande toujours un peu où nous sommes arrivés, où nous allons, et où est le jeu, la folie. Dans l’interprétation ou dans la dramaturgie, ou peut-être simplement dans notre imagination…
05.12.18 – JOUR 3
C’est une semaine pour nettoyer, et en particulier, la fin. On teste différentes matières, différentes formes, différentes couleurs, si c’est trop ou pas assez. On pose avec précision les signes, que l’on puisse le refaire encore et encore, sans que cela ne dépende de notre état particulier. On met en place une partition, on fait des essais de costumes, on commence à organiser d’avance les quelques jours qui précèderont la première. On cherche à ne pas décevoir le public, à ne pas le perdre, à lui laisser croire. On parle de Meyerhold. Et on cherche aussi comment à un moment donné cela ne parle plus, et qu’est-ce qui parle, et comment cela parlait alors jusque là pour que finalement ce ne soit plus possible.
06.12.18 – JOUR 4
La fin n’est pas fixée. On reprend au début et on s’arrête chaque fois que c’est nécessaire. On ne travaille que les moments où ça s’est bien passé. La mise en scène construit un espace et l’interprète doit trouver comment l’habiter. À force de refaire et de nettoyer (Éric utilise un mot que l’on trouve plutôt dans le vocabulaire des chorégraphes et des musiciens, il parle aussi de partition), on parvient au coeur, là où l’on est présent à chaque instant, pas trop généreuse mais toujours en train de poser les questions, et quelques instants de grâce peuvent surgir. On les affine et on les protège. La lumière n’arrivera vraiment que mardi, pour l’instant il s’agit de voir tous les détails comme en plein jour.
10.12.18 – JOUR 5
On met en route une entreprise de contamination de l’espace. Si la folie s’est logée dans différentes zones, maintenant il faut la disperser partout, et retrouver le sentiment de l’oeuvre, la sensation totale du monde propre à l’écriture de James Joyce, donner des trajectoires aux différentes voix. On commence à planifier aussi les prochaines répétitions, et doucement se préparer à accueillir du public, à prendre des images. En quelque sorte, on imagine d’ores et déjà le spectacle au complet, en comptabilisant les minutes, même si chaque détail est encore à l’épreuve, libre.
11.12.18 – JOUR 6
On consacre la journée à créer la lumière. Mathieu et Sébastien dialoguent avec Éric. Jusqu’ici il n’y avait que des mots, voici les chiffres, les pourcentages, même s’il s’agit toujours d’intensités, de réglages, de directions à prendre, de zones à mettre en évidence. On règle quelques effets bien précis et on cale les tops sur la musique. On reprend de très nombreuses fois certains moments pour être bien sûr. Il semble que le spectacle soit encore comme un labyrinthe qu’il faut parcourir sans se retrouver dans une impasse, qu’il y a tant d’angles et de parcours, qu’il faut trouver celui-ci qui mènera chaque fois au coeur de l’interprétation.
12.12.18 – JOUR 7
Des larmes arrivent, parce que l’émotion rencontre de moins en moins d’obstacles techniques. Karelle tient la barre d’une heure et vingt minutes de texte seule au plateau. On réalise le premier bout-à-bout deux jours avant d’ouvrir la porte à un public venu regarder les derniers filages. Éric interrompt de moins en moins les séquences, on prend des notes pendant afin de les transmettre ensuite. Ce n’est pas parce que l’on joue la folie que la mise en scène se défait du sens, on part toujours à la recherche de ce qui peut faire le lien entre chaque trait du tableau. Un solo est presque toujours aussi une pensée de l’interprétation.
13.12.18 – JOUR 8
On passe beaucoup de temps sur la fin. Il s’agit de rapprocher le plus possible Karelle des spectateurs, de ne pas ajouter un numéro de comédienne de plus à la représentation. Bien au contraire, Éric souhaite voir les stigmates du spectacle lui-même sur le jeu de Karelle, suivant ainsi une ligne tenue entre folie de Lucia Joyce et réalisations de la comédienne sur le plateau. Samuel Beckett apparaît. Arnaud prend des images, montant parfois sur le plateau, mais il n’est pas le seul. Tout le monde désormais entoure la création avant de bientôt la livrer. Le costume est presque terminé, la scénographie arrive à sa version définitive. Demain, on accueille du public pour la première fois.
14.12.18 – JOUR 9
On passe de plus en plus de temps sur de plus en plus petites choses. La fin profondément modifiée hier est encore l’objet de recherche. Éric guide au millimètre chaque raccord, engagé physiquement sur le plateau, suggérant de nouvelles pistes. Il dit : je me demande toujours chez les acteurs quel est le déclenchement de la parole de l’action quel est le moteur. On ne fait pas de filage aujourd’hui mais des raccords, on accueillera une quinzaine de personnes le soir pour une première ouverture au public. Éric prolonge immédiatement le filage de retours détaillés pour Karelle. Il reprend certaines scènes, les joue quasiment lui-même. Il indique avec précision les petits détails à corriger tout en rassurant sur l’avancée et la qualité.
15.12.18 – JOUR 10
Désagréger la lettre. Le second filage fait émerger quelque chose de fondamental. Éric ne demande pas à Karelle d’incarner la potentielle folie de Lucia Joyce. Il la dirige dans les différentes traversées de l’écriture au plus près de la logique et du sens, même quand le texte est poétique. Mais il confie à l’espace et à la mise en scène le soin d’éparpiller l’expérience, de donner une sensation de la folie dans cette impossibilité à saisir ou à résumer psychologiquement le caractère du personnage incarné par Karelle. Au fur et à mesure de la représentation, l’être se désagrège, et l’on ne perçoit bientôt plus que les forces qui traversent et animent l’interprète. Les mots stroboscopiques, le noir et blanc, et à la fin du filage, beaucoup d’émotions pour la quinzaine de spectateurs venue assister à cette répétition ouverte.