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Plateforme Ouverte de Nourritures Théoriques

 

BARBARE (odyssées) – performer le réel / Mélodie Lasselin & Simon Capelle

Dans le titre de votre spectacle, on entend à la fois le voyage, la traversée, et une certaine cruauté, avec le mot de barbarie. Comment votre travail s’articule-t-il entre ces deux notions ?

Ça remonte à l’Antiquité pour parler jusqu’aujourd’hui. C’est le poète grec Homère qui façonne dans l’Iliade ce mot de « barbare ». Il cherche à désigner le son produit par la langue d’une peuplade du sud de l’Asie Mineure (actuelle Turquie). C’est tout de suite quelque chose qui nous parle de notre rapport à la culture de l’autre, à sa langue, et à notre manière aussi d’accepter que l’autre ait une culture qui ne soit pas la nôtre. Le voyage arrive à ce moment-là, pour aller à la rencontre.

Votre processus de création est vraiment étonnant puisque depuis trois ans maintenant, vous vous rendez dans chacune des 28 (maintenant 27) capitales de l’Union européenne.

Oui. Cette nécessité existe pour chacune de nos créations. Nous avons besoin d’aller mettre nos corps en présence d’autres géographies, d’autres paysages, de villes et de langues inconnues, de parler avec des gens pour la première fois. Ça forge une sensation profonde. Pour ce spectacle, nous voulions interroger le legs de la culture européenne à travers ses frontières, d’où le choix d’un ensemble politique défini, l’Union européenne, et qui plus est encore en mouvement. C’est comme une fiction qui serait encore en train de se déployer et dont on peut suivre la narration.

Pourquoi les capitales ?

Pour la question de la culture officielle et de la marge. Quand on se rend dans la capitale d’un pays, on a tout de suite affaire au pouvoir et à ses représentations. C’est le siège de décision d’évènements majeurs. On peut ainsi se confronter à la muséification, aux évènements, à la problématique de l’identité.

Vous vous êtes rendus également dans d’autres endroits ?

Oui, en réalité, à un moment, le processus trouve sa propre logique. Par le flot des rencontres, on est amené à aller à des endroits imprévus. Comme l’archipel des Orcades au Nord de l’Écosse, ou à Mytilène, sur l’île de Lesbos en Grèce. Ça arrive parce qu’on essaie toujours de se poser des questions contemporaines, et d’aller à la rencontre de ceux qui tentent de résister aux politiques de la violence.

Une fois sur place, que faites-vous ?

Ça, c’est la question centrale. C’est à la fois très simple et un mystère. On rencontre des gens, on essaie de s’intéresser à l’état de la culture dans ce pays, aux propositions artistiques, mais aussi aux luttes et aux récits qui émergent. En fait, c’est surtout qu’est-ce qui se passe en nous. Ce n’est pas la même chose d’arriver dans le port de Mytilène et de voir des navires de guerre, dont on sait qu’ils vont partir la nuit patrouiller en mer, de se retrouver face à un checkpoint en plein milieu de la ville de Nicosie, ou bien de marcher dans le quartier rouge d’Amsterdam. Notre recherche, c’est d’essayer de comprendre comment les sensations presqu’immédiates que l’on ressent en vingt-quatre heures en arrivant quelque part sont prises en charge par les gens qui vivent là, qui habitent ces endroits.

Mais votre fil rouge c’est toujours la notion de barbarie.

C’est ça, le conflit entre ce que l’on définit comme notre culture, et ce que l’on croit être la culture de l’autre, avec un certain mépris la plupart du temps. On regarde comment agissent celles et ceux qui construisent des ponts, et celles et ceux qui consolident des murs.

Le spectacle que vous présentez au public au bout de ces trois années de traversées, comment l’avez-vous construit ?

Il y a d’abord eu, tout au long du processus de découvertes des pays de l’Union européenne, des propositions pour chacun d’entre eux, des performances, des installations, des créations qui ont pris des formes extrêmement différentes, et qui permettait de déjouer la question de la carte d’identité d’un pays. Et puis, après deux ans, c’est comme si notre travail était venu nous saisir par surprise, et là on commence à se rendre compte de ce qui anime cette création en nous. Le désir de témoigner de nos odyssées, c’est-à-dire de nos rencontres et des récits qu’elles portent. Alors le spectacle que l’on imagine, il vient offrir dans la salle les sensations, les images que nous avons traversées en tentant de saisir une possible union.

Ce mot Union que l’on trouve dans l’Union européenne, pour vous il prend un sens extrêmement fort. On peut dire que c’est ce qui guide la relation que vous entretenez au plateau.

Bien sûr. C’est le coeur de la question européenne à notre avis. Qu’est-ce que ça veut dire que d’être ensemble ? Est-ce qu’il faut se ressembler, s’imiter, se confondre, fusionner ? Ce sont des questions à la fois politiques et intimes. Une sorte de géopoétique. Sur le plateau, grâce à la musique, à la lumière, et surtout à la scénographie, on essaie d’articuler des espaces et de montrer quelles négociations s’opèrent pour qu’ils puissent exister ensemble. La rencontre des disciplines, c’est le fondement de notre compagnie.

L’équipe qui vous accompagne, comment travaille-t-elle la matière même de la création ?

C’est un groupe vraiment à la mesure de cette recherche particulière. On ne parle pas toutes et tous la même langue. Au propre comme au figuré. Ça veut dire que chacun est maître d’une discipline, d’une position, comme un artisan, mais tout aussi bien capable de traduire et de parler la langue de l’autre. Quand nous travaillons ensemble, on est immédiatement dans la construction d’un ensemble vivant composé de compétences très vastes, de la photographie jusqu’à la chorégraphie, de la performance jusqu’à la construction d’un décor.

Votre création, est-ce qu’elle offre une solution aux enjeux qui traversent l’Union européenne aujourd’hui, que ce soit la crise climatique ou les mouvements migratoires ?

Une solution, ça voudrait dire simplifier quelque chose. Au contraire, alors qu’aujourd’hui nous avons une sensation de tous les pays, on dirait plutôt qu’il y a des choses à défaire et à faire autrement. Des politiques que l’on ne peut pas tolérer. L’enjeu des frontières, pour l’Union européenne, ça va devenir la cristallisation de tout. On le voit avec le départ du Royaume-Uni, la montagne de problèmes que cela soulève dans la Manche. Notre spectacle propose des passages, des porosités et des endroits de glissement. Et peut-être, une invitation à décentrer notre regard, à l’emmener un peu plus vers l’Orient.

trans-performance / Simon Capelle

De l’incertitude, de l’inexactitude de la pensée jaillit peut-être ce siècle dont le tâtonnement constant et périlleux fragilise toute tentative d’affirmer. Or s’il est un lieu où il soit permis d’ébranler sans résoudre, c’est celui de la scène dont l’espace et la temporalité — indéfinie aussitôt définie — parviennent, dans le meilleur des cas, à juguler notre aspiration à l’ordre et à l’équilibre. De ce que pourrait donner à voir aujourd’hui cette scène, de multiples définitions surgissent.

À côté des traditionnelles narrations et de l’abstraction apparue au siècle dernier (et qui perdurent), on tente l’expérience collective, l’immersion, la participation, la transformation de la représentation en un processus de représentation, la sensation, et l’exploration d’une fluidité de l’imaginaire. Ce sont ici des thématiques, des structures et des sujets définis précisément sous le terme de dramaturgie que l’on s’emploie à commenter, à articuler, à démontrer, ou bien à rendre visibles, subtiles, passant de l’incolore à la couleur, de l’inodore à l’odeur, dans une recherche patente d’entrer dans le corps du spectateur les informations que l’on a soi-même voulues digérer.

La représentation en tant qu’objet peine à établir avec le spectateur un pacte suffisamment puissant pour que tous les sujets présents dans la même pièce adhère à la même fiction, fusse-t-elle documentée. A cet horizon, on peut imaginer une échappée. Prenons le rêve et le cauchemar, par exemple ; rares expériences de pensée qui diffèrent. Prenons le voyage, qui bouscule allègrement (même à travers ses clichés) les perceptions du réel (bien loin des entretiens davantage proches de l’interrogatoire).

S’il est vrai que notre monde substitue à la fiction une virtualité du réel, et qu’il est désormais presqu’impossible d’être contaminé par le récit de quelque chose d’autre que soi, alors la scène pourrait devenir le lieu où l’on recommence à croire à l’impossible. Le lieu utopique, sans lieu. Car si l’image et l’idée rivalisent d’ingéniosité pour contaminer nos esprits, il n’y aura peut-être bientôt plus que l’exil qui puisse nous changer.

En ce sens, nous avons entrepris avec Mélodie Lasselin, depuis nos premières créations ensemble au sein de cette compagnie, quelque chose que l’on pourrait appeler trans-performance.

MIRACLE (zone -VII-), performance commune réalisée dans l’espace public, proposait, dès 2016, une lente marche l’un vers l’autre pendant une heure. Réalisée sur les places importantes de métropoles, elle faisait de l’interruption de la circulation son premier motif. Nous étions chaque fois conscients du passage, des traversées, par le ralentissement du nôtre. La représentation, décidée par le regard des passants qui se constituaient librement en public, n’émergeait qu’au travers de l’instabilité de l’image et de l’incertitude de son dénouement.

Pour UTOPIA (zone -IX-), notre travail préparatoire se résumait à marcher dans chacune des rues de la ville de Lille afin de bousculer sensiblement notre perception du réel, et de la réalité vécue que nous avions de la ville où nous habitons depuis de nombreuses années. Cette première étape, cette performance invisible, est peut-être le coeur de l’oeuvre qui se déploya ensuite et qu’il fut possible de partager avec d’autres.

Maintenant, avec BARBARE (zone -XIV-), nous voyageons dans chaque pays de l’Union Européenne. Jamais dans le but de la connaissance, de la recherche de la singularité ou de l’identité, mais dans le souci propre à l’odyssée : la projection de chimères, de fictions, de rêves au long de la traversée. Notre outil : ce corps dont nous disposons et que l’on transporte de lieux en lieux, d’images en images, de récits en récits, dans l’espoir que quelque chose traverse ensuite la paroi (il faudrait dire la peau), au croisement de l’information, de la sensation, du fantasme.

(J’ouvre ici une parenthèse pour imaginer que le mot tourisme est un leurre. Que les touristes, cela n’existe pas. Et qu’il y a pour chaque voyage entrepris une profondeur de champ qui nécessairement à un endroit devrait pouvoir échapper à la globalisation et à la consommation.)

La trans-performance peut-elle migrer vers la représentation ? Nous l’essayons. Elle pousse, en tout cas, à ré-imaginer les processus de création et les propositions scéniques. Ici une représentation reposant sur une très large part d’improvisation et de composition en temps réel. Là une forme décomposée en épisodes où chaque performance diffère, peut s’extraire de l’ensemble, s’offrir comme une temporalité particulière. Là encore, une adaptation totale à de nouveaux espaces (non-théâtraux quoique pourvus d’une théâtralité certaine) et leur habitation.

Un mot encore, pour clôturer provisoirement. On sait que le poète et homme de théâtre, Antonin Artaud, fit deux grands voyages dans son existence : l’un au Mexique, l’autre en Irlande. Le premier donna naissance à de nombreux écrits, l’autre ne laissa aucune trace littéraire et se conclut par une ultime « performance » qui le vit être emprisonné et déporté par la police. On sait peut-être moins que la remarquable préface de Le théâtre et son double, après des dizaines de brouillons, fut achevée au milieu de l’Atlantique sur un bateau.